Depuis quelques semaines, Yvan Cheron, le patron de l’agence de presse belge International Press, repère un dessinateur-reporter qui œuvre dans France-Dimanche, un certain Albert Uderzo. Cheron fournit en contenu éditorial un bon nombre de quotidiens belges, dont La Wallonie et La Libre Belgique, un peu sur le modèle d’Opera Mundi de Paul Winkler. Il est associé avec celui qui n’est pas encore son beau-frère, Georges Troisfontaines, qui gère une agence concurrente et néanmoins amie : la World’s Press (devenue World Press ensuite). Cheron et Troisfontaines, d’origine liégeoise, avaient emmené un troisième larron dans leurs bagages. Il servait de secrétaire de rédaction à tout faire à la World : Jean-Michel Charlier. Autour d’eux, une pléiade de jeunes talents qui ont pour nom Victor Hubinon, Eddy Paape, Jean Graton, Dino Attanasio,... Invité à venir à Bruxelles, Uderzo décline : il est bien à Paris, mais le contact est pris : ce sera "la période belge" d’Uderzo. Nous sommes en 1951.
Charlier réactive pour Uderzo un personnage que le jeune dessinateur avait inventé pour OK Magazine : Belloy l’invulnérable. Bientôt, nos Liégeois prennent pied à Paris, au 34 de l’avenue des Champs-Élysées. Il fallait bien cette adresse ronflante pour la World et l’International Press...
À cette époque-là, en Belgique, on rêve beaucoup d’Amérique, et Troisfontaines commence à y prospecter. Il s’appuie sur son réseau belge. Justement, Jijé et Morris y résident, le premier est le pilier de l’hebdomadaire Spirou de la famille Dupuis, client privilégié de la World, et le second est un ancien collègue d’Eddy Paape. Troisfontaines y rencontre un jeune Français sans le sou qui, quant à lui, rêve d’Europe : René Goscinny.
Goscinny se positionne à la fois comme dessinateur, comme scénariste à tout faire et comme homme de main de Troisfontaines à New York. Il y retournera en 1952 pour y lancer un journal TV financé par les Dupuis. Les bureaux parisiens de "l’International World Press" seront le théâtre de sa rencontre avec la fine équipe : Charlier, Uderzo, mais aussi un journaliste nommé Hébrard. Ensemble, ils fonderont en 1959 le journal Pilote...
C’est pour Uderzo le début d’une période de grande créativité. Pour ces Belges fou d’Amérique, son dessin leur apparaît proche du modèle idéal d’outre-Atlantique, loin du vieux style classique français un peu académique incarné par Le Rallic ou Giffey.
Toutes ces anecdotes et bien d’autres encore figurent dans cette formidable intégrale qui reproduit pour la première fois, de façon parfaite, ces travaux parus dans La Wallonie (Belloy, sur scénario de Charlier), dans Bonnes Soirées (des articles signés Goscinny et Mony Lange) , dans La Libre Junior (Jehan Pistolet ou Luc Junior scénarisés par Goscinny, Marco Polo par Octave Joly). Ils sont accompagnés des souvenirs d’Uderzo à propos de cette période. Et même de l’intégralité des premières planches d’Oumpah Pah !
Le travail de reconstitution d’Alain Duchêne et Philippe Cauvin est colossal : précis, sérieux, documenté, il éclaire sous un jour nouveau ce début de l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge. Absolument passionnant.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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