Les éditions Dupuis poursuivent la réédition des premières aventures de Spirou entamée par celles dessinées par Rob-Vel à partir de 1938. Ce volume est le complément indispensable de La Véritable Histoire du Journal de Spirou de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault publiée en 2013. Il est d’autant plus précieux qu’il réunit les histoires peu connues du Jijé de la période de guerre et de la Libération, un moment d’une intense production dont on retrouve la plupart des dessins dans la très riche introduction de 96 pages qui précède cette publication.
Jijé s’y avère une illustrateur d’une puissance exceptionnelle, aussi bien dans le dessin que dans la lettre. Un rival d’Hergé, qu’il avait regardé avec intelligence à ses débuts, tout en insufflant au dessin raide du Bruxellois un swing d’une incroyable vitalité. S’il avait eu la même cohérence, notamment scénaristique, que le créateur de Tintin et sans doute un éditeur aussi fin que Charles Lesne chez Casterman, il aurait été un rival sérieux du reporter à la houppe. Mais la famille Dupuis croyait en l’industrie de labeur -son imprimerie familiale- et n’avait pas encore anticipé à quel point l’industrie du divertissement allait prendre une telle ampleur dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale.
Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault reviennent en détail sur le passage de relais entre Rob-Vel et Jijé et sur les circonstances particulières qu’impose l’Occupation à la famille Dupuis. Le Journal de Spirou est d’ailleurs interdit par la Propagande allemande, principalement en raison du fait que les éditions Dupuis, dont le fondateur Jean Dupuis est réfugié en Angleterre pendant l’Occupation, refusent de laisser entrer un administrateur allemand dans leur entreprise.
On découvre aussi les dessous de la création du personnage de Fantasio par Jean Doisy et Jijé. On imagine que le scénariste de Spirou le voyait dans la lignée de la création d’Alfred de Musset : un personnage fantasque -un Allemand dans la pièce : faut-il y voir une impertinence de la part des auteurs ?- qui joue le fou du roi. Les recommandations de l’écrivain et rédacteur en chef de Spirou l’imaginaient sous les traits de Jean-Louis Barrault, le comédien français rendu célèbre par Drôle de drame de Marcel Carné. Mais Jijé ne tient pas compte du personnage aux cheveux noirs de jais que lui suggère Doisy [1] et nous concocte un grand dadais blond ébouriffé dont la fonction de fournisseur de gags apparaît dès la première case.
Faites au jour le jour, ces histoires sont le plus souvent décousues mais recèlent une bonne humeur qui cadre parfaitement avec la ligne du journal paraissant dans une époque bien sombre. Le travail de documentation des préfaciers est impressionnant, allant jusqu’à retrouver un chauffeur de camion des éditions Dupuis auquel Jijé rend hommage.
On regrette cependant une absence d’analyse des récits publiés dans ce recueil et une contextualisation qui s’arrête à l’histoire interne du journal. C’est particulierement vrai dans le premier épisode complet dessiné par Jijé entaché d’antisémitisme, Spirou fait du cinéma (1940), où l’on retrouve le cliché du producteur juif hollywoodien popularisé par Céline dans son pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre où il dénonce "l’emprise juive" sur le cinéma. Ce ne sont d’ailleurs pas les seules traces d’antijudaïsme chrétien présentes dans l’œuvre de Jijé, mais ici, circonstance aggravante, elles apparaissent précisément au début de l’Occupation allemande. Il est toujours dommageable de laisser circuler ce genre de cliché sans une sérieuse explication de texte.
Reste que le mérite de cette publication est de mettre ces archives à la disposition des chercheurs.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Il servira peut-être de modèle au magicien Abdaka Abraka dans l’épisode ultérieur Comme une mouche au plafond (1949).
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