Pour autant que je me souvienne, enfant, j’ai toujours aimé la bande dessinée parce qu’elle m’apprenait naïvement beaucoup sur le monde des adultes. Après, j’ai aimé la naïve candeur avec laquelle cet univers continuait à interpeller l’adulte que j’étais. Je gardais en moi cette part d’enfance, comme un antidote à l’ennui ambiant.
Mais cette sympathique complicité entre les auteurs et les lecteurs s’est semble-t-il considérablement réduite ces dernières années, ou est-ce moi qui ait pris un sacré coup de vieux ?
Il faut dire que la société toute entière est accablée par un lancinant esprit de sérieux qui s’alimente aux angoisses distillées par les tenants d’une crise dont on nous rebat les oreilles depuis maintenant cinquante ans. Cela rend les gens cyniques.
"BANDE DESSINÉE DE SOUCHE"
Plus que jamais, ce que j’appelle le "métier" de la bande dessinée, qu’un J.C. Menu a pu désigner sous le vocable méprisant de "microcosme", se nourrit d’incertitude, imagine le pire, s’invente des scénarios catastrophes, à raison peut-être.
On lira plus facilement des analyses détaillées dressant de sombres bilans, où l’on ratiocine sans convaincre sur un marché qui, objectivement, n’a pas l’air si catastrophique, que des suggestions inventives pour ouvrir à la bande dessinée de nouveaux horizons.
Toute nouveauté - successivement les mangas, les romans graphiques, la création sur le support numérique... - est perçue comme une menace plutôt que comme une opportunité. L’enthousiasme bon enfant des chasseurs de dédicaces est relégué au rang de perversion. La moindre expérimentation passe pour une atteinte à une forme confuse mais réelle de "bande dessinée de souche."
D’où une forme de schizophrénie dans la BD francophone : d’un côté, elle s’abreuve de succès populaires anciens maintenus dans leur survivance (Spirou, Blake & Mortimer, Lucky Luke, Les Schtroumpfs, Astérix,...), le plus souvent méprisés par les "vrais" créateurs qui considèrent cette tendance d’autant plus dangereuse qu’elle rapprocherait la France des pratiques de l’industrie américaine où les personnages appartiennent aux maisons d’édition, contrairement aux usages du droit d’auteur "à la française".
De l’autre, existe une "bande dessinée d’auteur", surtout versée dans le roman graphique, mais dont la frange radicale, par définition rarement susceptible de toucher une audience large, réserve sa production à un public adulte -précisément parce qu’elle en attend un immédiat retour d’affection.
Une certaine forme d’institutionnalisation de la BD - les festivals, les musées, les galeries...- valorise cette production par rapport aux autres. Vendre, aujourd’hui, est devenu un défaut.
Les porte-paroles autoproclamés d’une certaine bande dessinée (celle qui n’est pas de la Bé-Dé) abhorrent une lecture pour "adolescents boutonneux" qui, du reste, trouve dans les mangas de quoi satisfaire son appétit d’histoires destinées à son âge. Si un jeune garçon a le malheur d’aimer les héroïnes sexy, la baston et les vannes vaseuses, il se retrouve diabolisé par une certaine "critique" qui affirme d’ailleurs dans le même temps que la "vraie critique" de bande dessinée n’existe pas.
LE GRAND FOSSÉ
Le résultat de cette schizophrénie ? Un fossé grandissant entre les institutions de la BD et le public. Voilà où nous en sommes avec cet esprit de sérieux qui nous contamine : il y a de moins en moins d’offre "grand public" adaptée à la grande distribution et la BD franco-belge y perd du terrain, notamment face aux mangas et face aux autres produits culturels.
La séquence angoumoisine du mois de janvier le prouve : les auteurs médiatisés s’adressent principalement à un frange d’amateurs "éclairés", et en tout cas adultes, alors qu’en face, ce sont les chasseurs de dédicaces et les familles qui font la foule.
Le système des prix est soigneusement partagé entre les prix "commerciaux" : prix jeunesse, prix du public, Prix du polar, assez peu valorisés et sponsorisés -Horresco Referens !- par des entreprises commerciales : la Caisse d’Epargne, la FNAC, la SNCF... ; et, de l’autre, un palmarès qui distingue des œuvres dont la grande distribution se contrefout.
Alors certains qui n’ont pas connu la guerre autrement qu’en jeux vidéo, y compris dans la BD, en viennent à souhaiter que la "vraie guerre" survienne comme s’il fallait une horreur réelle -et non plus factice- pour s’autoriser les joies simples.
C’est quand même un peu cher payé le Carambar.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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