Certes, un éditeur est avant tout un chef d’entreprise. Son talent -car souvent il en a- consiste à fabriquer le succès commercial de ses auteurs, ce qui est aussi mystérieux qu’une potion magique : si la recette en était si simple, tout le monde l’appliquerait. Esquissons une typologie (libre à nos lecteurs de commenter, de rajouter ou de réfuter ces catégories) :
L’accoucheur de talents
"L’attribution qui me plaît le plus est celle qui consiste à découvrir de nouveaux talents, dépister le futur Uderzo [...] qui se cache parmi les dizaines de débutants émus qui défilent dans mon bureau les bras chargés d’esquisses ou de projets. Par intuition, il faut déceler les promesses enfouies sous les traits malhabiles, les mises en pages mal campées, les fautes de perspective et d’anatomie. Et quand on a trouvé la perle rare, il faut l’aider, l’orienter, la forcer à travailler, à corriger ses défauts, ses erreurs après les lui avoir montrés. Il faut surtout soutenir un "jeune" dans ses moments de découragement, quand il compare ses créations à celles de ses glorieux aînés. Car le "don" n’est jamais suffisant. Un dessinateur "se fait" en trois ou quatre ans d’opiniâtreté et de travail décevant, déprimant. Je ne connais pas un seul "grand" de la bande dessinée qui ait échappé à ces années de "vaches enragées" et de coups de cafard."
Ces paroles marquées au coin du bon sens ont exactement 50 ans cette année, et elles méritaient qu’on leur rende hommage. Elles sont de Jean-Michel Charlier, écrites pour un article célébrant le cinquième anniversaire du Journal Pilote et datent d’avant le "Phénomène Astérix", alors que Georges Dargaud qui avait acheté l’hebdomadaire pour un franc symbolique (plus les dettes) s’apprêtait à jeter l’éponge et appelait René Goscinny et Jean-Michel Charlier à son secours, les nommant co-rédacteurs en chef de "L’Hebdomadaire de l’an 2000". [1]
On connaît la suite : la construction d’un vrai catalogue autour d’un noyau de jeunes auteurs (Cabu, Gotlib, Giraud, Mézières, Christin, Brétécher, Mandryka, Druillet...) qui mirent parfois plus de quatre ans à se révéler, et surtout autour du "phénomène Astérix" auquel Goscinny adjoint Le Petit Nicolas, Lucky Luke et Iznogoud...
Des Charlier, il y en a encore aujourd’hui, bien davantage que ce que certains intervenants des forums prétendent. Je connais bon nombre d’auteurs, parfois parmi les plus grands, qui tiennent beaucoup à cet interlocuteur privilégié, à ce "regard" qui souligne "les défauts et les erreurs" de leur travail et sans qui, sans doute, le livre n’existerait pas.
Le tamiseur
Il y a en revanche une autre catégorie d’éditeur que l’on peut comparer à des chercheurs d’or. Ils arrivent en masse dès qu’un Eldorado se déclare. Le tamiseur est un besogneux qui accepte ou rejette les projets, parfois même quand la série est en cours de publication, lorsque les chiffres de ventes ne suivent pas.
Car à la différence de Charlier dans les années 1960, les éditeurs ne se donnent plus "trois ou quatre ans" pour porter un talent à maturation. Comme il y a pléthore de talents, il suffit de les passer au tamis et de garder les plus grosses pépites. Ici, point de propédeutique. Le critère, c’est le succès, point barre. Une vraie source de malentendu car succès et talent ne riment pas forcément.
Parfois, cet homme sans qualité (mais il arrive qu’il en ait, par hasard) peut gagner au Loto, découvrir un filon "qui marche" ou, dans les grandes maisons, viser un "fromage", c’est à dire une de ces bons vieux chantiers qui produisent encore, dont les découvreurs nous ont quitté depuis longtemps et dont il a hérité parce qu’il passait par là et qu’il fallait bien quelqu’un pour l’administrer. On l’a choisi parce qu’il ne fait pas de vague. Sa place est assurée, il va défendre ses "poulains" bec et ongles, non pas pour leur bien propre, car ces situations acquises appellent plutôt à la médiocrité, mais pour préserver son territoire.
Le tamiseur n’est pas forcément sympathique, il oublie parfois d’être modeste. Il a ses "recettes". On se souvient du reproche fait par Raymond Leblanc à Greg, alors tout-puissant rédacteur en chef de Tintin et véritable incubateur de talents, "vous êtes un état dans l’état !" C’est son cas souvent. Quand un éditeur "contrôle" des auteurs à succès, il est intouchable... Du moins jusqu’à ce que "ses" auteurs le lâchent ou lorsque ses actionnaires ont quelqu’un d’autre à placer ! La vie du tamiseur est parfois celle de la Curie romaine, gare aux coups de poignard !
Le maquettiste
On en connaît quelques-uns de ces éditeurs qui prennent la pose en défenseur d’une "certaine idée de la bande dessinée". En réalité, ils savent faire des jolis livres, et c’est déjà pas mal car chez certains "grands" éditeurs, le travail de "préparation de la copie à l’impression" est scandaleusement bâclé, improvisé sur un bout de table entre deux RTT.
Le catalogue de ces esthètes est souvent composé de réimpressions ou de traductions éditées avec plus ou moins de bonheur. Les créateurs y accèdent par copinage, parce que, magnanime, l’éditeur-esthète les aura, comme sur Facebook, acceptés comme "amis". Le bouquin sera proprement édité, c’est déjà ça, et constituera pour l’impétrant une bonne carte de visite.
Au bout de dix ans, parfois vingt ans, le maquettiste qui jusque là survivait chichement, souvent grâce aux subventions publiques, finit par décrocher le gros lot. Il voit ses caisses remplies pour la décennie suivante. Il ne reste plus qu’à gérer son "aura", à s’inscrire dans l’histoire avec force attitudes, pamphlets et expositions. Cela impressionne les nouveaux arrivants, mais ils ne restent pas longtemps dupes.
Le Fan Boy
Le Fan Boy est sincère, il aime la bande dessinée depuis toujours. Ancien fanzineux, il est maintenant "professionnel" mais il mène le train de vie d’un étudiant dans une chambre de bonne piétinant au seuil de la vie active.
L’édition n’est d’ailleurs pas son "vrai" métier, le fan boy est souvent un multicarte : il est prof, animateur social, maquettiste (cf. la catégorie précédente), journaliste, auteur même et constitue quelquefois une association de Loi 1901 qui organise avec plus ou moins de bonheur des festivals et des expositions. Aucune raison de le mépriser : disposant parfois d’un vrai talent -car il sait reconnaître un potentiel- le Fan Boy finit par être recruté par un grand éditeur, quand il ne meurt pas au champ d’honneur, rejoignant le grand cimetière des éditeurs indispensables.
Le commercial
Le commercial est un bon gestionnaire, un arbitragiste-né, mais ne lui demandez pas d’être romantique ou empathique. Son secret ? Il sait s’entourer. Le terrain, il le connaît, il l’arpente depuis des années, il en a évalué chaque point de vente. il est parfois lui-même un ancien libraire ou un ancien représentant. Son expérience, il l’a acquise le plus souvent en passant dans une grosse boîte. Ou alors il s’est adjoint un directeur commercial qui a des années de maison. Il repère les fans boys (voir la catégorie précédente) qui se sont plantés avec plus ou moins de splendeur, les évalue avec le savoir-faire d’un maquignon et repère surtout les auteurs qui, dans son catalogue, peuvent être facilement boostés jusqu’à un niveau rentable. Il a retenu la leçon de Georges Dargaud récupérant Charlier et Goscinny : il nomme souvent des auteurs directeurs de collection, voire éditeurs. Autour d’eux s’agglomèrent des tribus, des générations, des affinités, mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est le commercial qui contrôle. Vendeur émérite, le commercial sait ménager la chèvre et le chou, gérer les égos, car il détient le vrai secret : celui de générer les bonnes ventes, ce qui pour les auteurs est l’essentiel. C’est pourquoi le commercial réussit souvent dans son entreprise et termine rarement sa carrière dans le besoin.
L’auteur-éditeur
C’est une catégorie qui a existé de tout temps. les plus grandes révolutions de la BD sont souvent le fait d’auteurs. Leur leadership s’appuie sur leur notoriété, sur un savoir-faire qui en impose à ses congénères, parfois même sur un vrai talent. Mais l’auteur-éditeur a intérêt à bien s’entourer, comme ce fut le cas dans le duo Gotlib-Diament, ou alors à faire preuve d’une bonne aptitude à reporter jour après jour la faillite, comme dans le cas de Métal Hurlant. Le plus souvent, c’est le sens de l’histoire, l’auteur-éditeur finit par rentrer dans le rang, afin d’éviter la marginalisation, son label étant repris par une autre boîte comme dans le cas d’Albert René, de Graton éditeur ou de Claire Brétécher.
Évidemment, aucune de ces catégories n’est intangible, un auteur-éditeur peut être un bon commercial, un fan-boy bon maquettiste et vrai découvreur, s’avérer le lendemain un bon gestionnaire de patrimoine pour un gros éditeur... Un requin éditorial peut aussi s’avérer un bon plan pour les poissons-pilotes qui l’accompagnent.
On constatera seulement que cette nomenclature correspond assez peu à l’image du capitaliste au sourire de squale, en général chauve et fumant cigare. En revanche, il existe une catégorie -souvent éphémère- d’escrocs au petit pied qui peuvent s’habiller des mêmes attributs. C’est que nous restons dans le domaine du commerce et, dans celui-là comme dans bien d’autres, il n’y a pas de place pour la naïveté.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Pilote N°187, 25 octobre 1962.
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