Il y a cette mondialisation qui pèse sur l’emploi, le tarissement inquiétant des ressources naturelles sur fond de catastrophe nucléaire, un monde ancien bouleversé par des nouvelles technologies qui creusent encore davantage le fossé entre les pauvres et les riches, entre les instruits et les non-instruits…
Dans l’actualité pimentée par des « agressions sexuelles » particulièrement médiatiques qui réifient dans la vie réelle la catharsis quotidienne des fictions policières télévisuelles, le citoyen a de quoi nourrir quotidiennement son angoisse.
Qu’à cela ne tienne, il lui reste loisible, pour échapper à cette pesanteur ambiante, de rouvrir quelques-unes de ses lectures d’enfance ! Mais là encore, hop !, comme le Diable sortant de sa boîte de détails, un citoyen congolais vient lui rappeler que le héros blond et son chien blanc qui ont illuminé sa jeunesse ou les lutins bleus qui garnissaient le papier peint de sa chambre comme dans Tatie Danielle sont d’affreux racistes véhiculant un discours parmi les plus totalitaires.
Nous avons déjà mentionné ici l’hypothèse que Tintin, l’un des derniers ciments fédérateurs de la Belgique était attaqué précisément parce qu’il était le symbole d’un temps unitaire. L’essai récemment paru d’Antoine Buéno (Le Petit Livre bleu, analyse critique et politique de la société des Schtroumpfs, Editions Hors Collection) s’attaque à cet autre symbole de réussite de la bande dessinée belge, concluant au racisme des Schtroumfs noirs, à la symbolique antidémocratique pour Le Schtroumpfissime, à la misogynie empreinte de nazisme pour La Schtroumpfette…
La censure qui vient…
De nombreux lecteurs ont marqué leur hostilité pour ces interprétations. Mais leur colère est tellement forte que souvent, ils sont à bout d’arguments, n’opposant plus que du mépris ou de l’insulte, alors qu’en réalité, ce n’est pas tant ces thèses qui posent problème que le climat général de sérieux qui est en train de corseter la bande dessinée avec plus d’efficacité que la loi scélérate de 1949 sur la protection de la jeunesse.
Les Schtroumpfs noirs sont racistes ? Les Américains n’ont pas attendu Bueno pour l’entériner, eux qui ont traduit cet album par « The Purple Smurfs » (Les Schtroumpfs pourpres), édulcorant au passage la couleur anthracite de leur peau.
De même, un éditeur suédois avait demandé à Morris d’amincir les lèvres de ses Noirs dans En remontant le Mississipi. Morris avait catégoriquement refusé. C’est sans doute pourquoi la version anglaise de cet album se fait encore attendre…
Buéno est sans doute sincère quand il analyse les Schtroumpfs et leur sous-texte. Mais, ce faisant, il prête des armes redoutables à une censure qui n’a jamais baissé la garde.
Goscinny, il y a 38 ans, déjà
« Ça commence vraiment à bien faire » écrivait Goscinny de façon prophétique dans Pilote en 1973 [1] : « Ce qui peut arriver de plus triste pour un humoriste, c’est que tout le monde se prenne au sérieux. C’est ce qui se passe en ce moment où chaque mironton qui écrit trois lignes, chante un couplet ou fait un petit dessin s’arrête éperdu d’admiration devant l’importance de son œuvre. »
Tout était déjà dit il y a 38 ans, à quelques mois de la création du Festival d’Angoulême… : « Tout se politise, tout est grave, poursuivait-il dans le même article. Il suffit d’un simple film pour diviser les opinions, provoquer des disputes au sein des familles, troubler des dîners en ville et fournir des armes aux polémistes. On ne peut plus aimer, ou ne pas aimer. Après les ignobles : "Je ne suis pas raciste, mais...", voici les grotesques : "Je ne suis pas bégueule, mais..." »
Le « Politiquement Correct », déjà, pointait du museau : « Il y a ceux qui appellent la censure à leur aide, la pitoyable et ridicule censure, toujours redoutable. Il y a ceux qui se prennent pour des héros parce qu’ils n’ont pas été "choqués". Il y a, enfin —les plus nombreux — ceux qui veulent être dans le vent, n’importe quel vent, ajoutant ainsi à la confusion mentale générale ; ce sont les : "Notez bien que personnellement j’ai beaucoup aimé, mais..." »
La conclusion du créateur du Petit Nicolas n’a pas non plus perdu non plus sa pertinence : « Tout se politise, tout est grave. On ne rigole plus ; on pisse-vinaigre et on colle des étiquettes. Il faut obéir à des règles strictes pour essayer d’échapper à ces étiquettes ; règles qui changent avec le vent qui souffle, qui tourne et qui est le seul à s’amuser. »
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] René Goscinny, Ça commence vraiment à bien faire in Pilote, n° 692, 8 février 1973.
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