D’ordinaire, je ne méprise pas ce genre d’essai. J’ai installé depuis longtemps dans mes toilettes le petit ouvrage Rois, empereurs et chefs d’état de la France de Léon Bernard (Ed. Oskar) pas seulement par dérision pour ce moment privilégié où tout un chacun est assis sur le trône, mais parce que dans ce passage obligé, il est toujours utile de se remettre en mémoire les grands instants du règne de Louis VI le Gros ou de l’aventure de Philippe-Égalité. Alors pourquoi pas un petit précis sur la bande dessinée d’aujourd’hui, un modeste volume de 64 pages qui fait le tour de la question par un auteur estimable dont nous avons tressé naguère les louanges dans les pages d’ActuaBD ?
Sauf que je déchante dès la première page. Je lève le sourcil sur un premier chapitre qui s’intitule : « Il y a cinquante ans, comment lisait-on des bandes dessinées ? », ce qui est curieux pour un essai sur la bande dessinée contemporaine. Au bas de la page, on fait décéder René Goscinny en 1975, deux ans avant sa mort officielle. Plus loin, on situe la naissance du Journal de Mickey en 1952 au lieu de 1934 ; on écrit Seccotine, la comparse de Spirou et Fantasio avec un seul c ; Barbarella se trouve publiée par l’éditeur Lodel (au lieu de Losfeld), on attribue à Hachette la publication du Journal de Mickey, alors que c’est depuis la fin des années 1980 une joint-venture entre Hachette et Disney qui en est l’opérateur… Je recommanderais aux correcteurs des Presses Universitaire Blaise Pascal de faire de temps à autre un coup de Wikipedia, même s’ils détestent cela…
Gnose angoumoisine
Plus généralement, les enfonçages de portes ouvertes sont nombreux dans ce petit essai. Nos lecteurs réguliers n’apprendront pas grand-chose qu’ils ne sachent déjà. La méthode d’investigation étonne : on résume la BD contemporaine à un changement de support : des périodiques avant les années 1970 à celui du livre dans les années 1980, rien de bien contemporain tout cela… On s’appuie paradoxalement sur le palmarès récent du Festival d’Angoulême pour illustrer cette mutation, oui, bon… On constate qu’elle est « internationalisée ». Et Donald, c’est du poulet ? Bref, les deux premiers chapitres, sur quatre, ne brillent ni par leur pertinence ni par leur originalité. Oui, je suis énervé.
Il faut en arriver au chapitre trois sur « l’intermédialité », pour constater que la bande dessinée interagit avec les autres médias, que ce soit dans le cadre de l’adaptation en BD d’œuvres littéraires, d’œuvres de cinéma, ou encore le développement récent d’une « bande dessinée du réel » qui inclurait l’autofiction et la bande dessinée documentaire et/ou de reportage.
Mais nous ne sortons pas de ce que je qualifie depuis longtemps de « gnose angoumoisine », c’est-à-dire une analyse qui ne s’intéresse qu’à l’objet (le livre, le « roman graphique »…), au rapport texte-image, et toutes ces vieilles lunes traînées par les héritiers de la sémiotique et du structuralisme poussiéreux des années 1960. Ainsi, on chipote beaucoup sur les définitions (qu’est-ce que la BD ? Le roman graphique ? La forme ? Le genre ? etc.), on ressort les chiffres longtemps honnis de Gilles Ratier (ils s’arrêtent en 2017, ils vont être bien embêtés, nos théoriciens du futur…), des études sur le comportement du consommateur, en relayant les vieilles considérations partisanes et dépassées de JC Menu sur le « 48cc » sans en reprendre la dimension humoristique et polémique qui lui donnait du sel, confrontant l’improbable carpe de l’édition alternative (on passe complètement à côté du corpus critique d’un Olivier Deprez chez FRMK qui a pourtant marqué l’époque) au sempiternel lapin Astérix -best-seller canonique- pour déplorer, par exemple en ce qui concerne le roman-photo ou la bande dessinée numérique qu’ils n’ont pas encore trouvé leur assise populaire. On aura tout vu.
Cécités
On vous parle des séries sans évoquer le phénomène de la collection, ni leur caractère transgénérationnel. On vous parle d’une économie de la BD (tirages, succès…) sans jamais s’intéresser au mode de diffusion : ainsi la crise de la presse de bande dessinée dans les années 1970 n’est jamais corrélée avec la situation problématique de la diffusion de la presse en général ; on n’explique pas le succès de l’album à son introduction dans la grande distribution dans les années 1970 et 1980, ni son déclin relatif aux profondes mutations de ces circuits de diffusion.
Le quatrième chapitre et dernier est peut-être le plus intéressant. Je conseillerais l’auteur, à l’heure nécessaire de réécrire cet opuscule, de commencer par celui-là. Notamment quand il décrit la bande dessinée comme « un art de la tension ». Et l’on s’intéresse avec appétit sur les considérations de l’auteur sur les « attraits de l’instabilité graphique ». Il faut attendre la page 52 (poke à Avril Tembouret), soit sept pages avant la fin, pour lire que « le style des images de bande dessinée est indissociable des contraintes techniques et économiques qui s’appliquent au média. »
Va-t-on enfin comprendre que la boulimie créative d’un Lewis Trondheim est directement indexée sur les nécessités de son compte en banque ? Que donc rien n’a changé depuis les angoisses de fin de mois d’Alexandre Dumas ou Honoré de Balzac ? Que nenni. La thèse est aussi brouillonne et décevante que les derniers travaux de Joann Sfar. L’ouvrage de Léon Bernard va rester désespérément seul dans mes toilettes.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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