Tandis qu’ils engrangent les dollars à la pelle, nos créateurs ont l’air de moins en moins heureux et confessent : "Nous avons eu des moments difficiles quand il a fallu déléguer la direction artistique dit Eastman. C’était une énorme quantité de travail et de stress, avec en plus toutes ces tâches administratives, ajoute Laird à son tour, Il était vraiment difficile de renoncer à une partie de ce travail créatif. Mais vous deviez le faire, pour garder votre santé mentale. [...] Car découvrir soudain, à ma grande horreur, que je n’aimais plus dessiner a été un véritable choc, parce que si j’avais jamais eu une certitude... c’est que j’aimais dessiner !"
C’est pour cette raison que, rapidement, d’autres créateurs ont été invités à faire profiter de leurs talents l’univers des TMNT. Mais immanquablement, permettre à d’autres artistes d’avoir la main sur la création des personnages et la continuité de leurs histoires a créé des tensions... Un léger changement dans le style de récit ou dans le dessin, et c’était un déluge de lettres de plaintes des fans qui déferlait aussitôt, certains lecteurs s’irritant d’une qualité qui déclinait !
Les employés de l’entreprise ne le prenaient pas de la même façon : "C’est comme une famille de travailler ici, dira Ryan Brown, l’encreur de Mirage Studios. Ils nous ont laissé utiliser ces tortues qu’ils ont créées et ont été assez généreux pour dire : « Nous vous faisons confiance. Faites ce que vous pensez être le mieux »."
Initialement, Mirage a même permis aux salariés et pigistes de conserver leurs droits sur les personnages qu’ils avaient créés pour la TMNT Universe, même si cette faveur n’a jamais été effective pour les droits légaux sur les médias et les utilisations en dehors des comics. Toutefois, les salariés créateurs percevaient généralement 50% des bénéfices générés par les produits dérivés issus de leurs créations. Un vrai pactole, mais aussi une usine à gaz !
Finalement, en raison de la complexité dans la traçabilité de ces droits, sans doute poussés par leurs comptables et leurs conseils, Mirage dut fait signer rétroactivement à ces créateurs, un contrat dit de "work-made-for-hire", un contrat forfaitaire, où l’éditeur est le "créateur juridique" de l’œuvre, l’artiste n’étant juste qu’un rouage, sans droit de suite. Des créateurs n’ont cependant pas signé cette décharge : le vétéran des comics Rick Veitch ou encore Stephen Bissette, son compagnon de création chez Mirage, en gardent une dent contre les créateurs des Tortues mutantes, pourtant leurs amis...
Laird et Eastman pris dans la tourmente de la gestion de leur franchise, grandie trop vite, et souffrant d’une paranoïa soudaine provoquée par la fatigue et les dizaines de procès en série, interminables et fumeux, où on leur exigeait des millions de dollars pour des prétextes du genre :"Dieu m’a parlé des Tortues Ninja en premier lieu, mais je n’ai pas été assez rapide et c’est vous qui les avez dessinées et exploitées avant, par conséquent, je vous fais un procès..." ont, de manière inappropriée selon leurs aveux ultérieurs, un peu chargé la mule dans cette affaire.
Veitch et Bissette, très impliqués dans tout ce qui concerne les droits des créateurs de comics, ont collaboré à la rédaction du fameux manifeste mettant en exergue tous les droits particuliers énumérés lors du fameux sommet de Northampton de 1988. Comme Dave Sim, qu’ils ont alors soutenu dans ses démêlés avec le distributeur Diamond -comme l’ont fait Laird et Eastman au passage, il faut le souligner-, Peter et Kevin étaient également signataires du fameux texte rédigé à Northampton.
Veitch et Bissette ont très mal vécu leur revirement soudain qui jetait aux orties les élans de générosité de leurs débuts. Souvenez-vous : ils avaient connu auparavant les mêmes problèmes avec l’éditeur DC Comics pour la série Swamp Thing qu’Alan Moore avec Watchmen, l’éditeur new-yorkais ne payant aucun droit dérivé sur l’exploitation des univers qu’ils avaient créés .La coupe leur semblait pleine.
Mais le but pour Laird et Eastman -qui avaient beaucoup fait auparavant pour leurs deux amis et leurs familles- avec ces nouveaux contrats "work-made-for-hire" était de simplifier les choses devenues cauchemardesques et ingérables, pas d’arrêter de payer les droits aux artistes. La gestion d’une telle infrastructure économique rendait impossible la philosophie d’un partage équitable et juste des droits pour le monde entier :"Mais je me plais à penser que nous avons essayé ..." dira sobrement Kevin bien plus tard.
Rancœur ou jalousie l’animosité gagne :le Mirage Studio devient un peu le pestiféré du milieu des comics indépendants dont beaucoup ont grassement profité de la manne apportée. Puriste ou puritain, le milieu reprochait aussi aux deux créateurs des Tortues d’avoir cédé la place à d’autres artistes sur la série. L’argent, surtout quand il s’agit de sommes pareilles, fracture les amitiés, c’est la dure loi de la vie.
Quand il parle de l’importance de ce projet de loi qui a contribué à protéger les droits des créateurs et leurs propriétés intellectuelles et comment il a influencé l’industrie aujourd’hui, texte qu’il a largement contribué à mettre en forme grâce à son expérience avec l’aventure éditoriale des tortues mutantes, Laird lâche à son tour : "Je pense que ce "projet de loi" signifiait - et signifie - des choses différentes pour différentes personnes, mais la façon dont je vois les choses, c’est que cela fut essentiellement une déclaration sur le fait qu’il n’y a pas nécessairement juste une façon de faire des affaires dans le monde des comics. À l’époque, le modèle typique de la voie choisie par un créateur était d’obtenir un emploi chez Marvel ou DC et de renoncer à tous les droits et à la participation aux bénéfices du merchandising. Le projet de loi pour les droits des Créateurs insiste sur le fait que ce type de contrat peut être un modèle viable pour seulement certains types de travaux créatifs dans les comics, mais ce n’est pas le SEUL ! Il y a beaucoup d’autres façons différentes de structurer la relation entre un éditeur et un créateur. Je ne saurais pas quantifier exactement l’effet direct que ce "projet de loi" a eu sur les choses, mais je pense qu’il est assez clair que de nos jours ,il y a beaucoup plus de flexibilité dans le type de transactions que les créateurs obtiennent avec les éditeurs." [1]
Il n’empêche que, malgré le tumulte, dès 1987, Mirage Studios a publié des comics appelés "Tales of the Teenage Mutant Ninja Turtles" dessinés par Ryan Brown & Jim Lawson, destinés à combler les lacunes et approfondir la mythologie de la série principale. Publié tout les deux mois en alternance avec la série originale de Laird et Eastman, ce comics a très vite vu ses personnages propres investir les histoires de la série principale pour constituer un tout.
Cette série ne s’est arrêtée qu’en 2009 pour des raisons de propriétés de licence. À un certain moment aussi, il semble que la plupart des artistes du Mirage Studios n’ont plus eu très envie de faire du dessin de comics .Il préfèreront se concentrer sur le design de nouveaux jouets, créer des images pour des serviettes de table TMNT et des cotillons.... C’est que, si un personnage qu’ils ont créé spécialement entre en production, ils perçoivent de 30 000 à 60 000 US$ nets. En conséquence, de nombreux dessinateurs Underground et indépendants ont été choisis à tour de rôle par Mirage Studios pour produire des livres, y compris des gens comme Richard Corben, Mark Martin, Matt Howarth et... Rick Veitch.
À Suivre
(par Pascal AGGABI)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Lire La Fantastique Histoire des Tortues Ninja sur ActuaBD :
Partie 1 : "Si Bruce Lee était un animal..."
Partie 2 : "cowabungaaaaaaaaaaaaaa"
Partie 3 : De l’édition artisanale à la grosse entreprise
Partie 4 : Le revers de la médaille du succès
Partie 5 : L’ascension
Partie 6 : Licences et merchandising
Partie 7 : Le commencement du déclin
Partie 8 : Déclin et renaissance de quatre chéloniens mutants
[1] Texte du projet de loi sur les droits des créateurs de comics :
Pour la survie et la bonne santé du monde des comics, nous ne reconnaissons pas un seul type de système commercial et qu’un seul type de système d’entente entre le créateur et l’éditeur soit institué. Cependant, les droits et la dignité des créateurs sont tout aussi essentiels partout. Nos droits, tels que nous les percevons, avec l’intention de les conserver, sont les suivants :
Le droit à la pleine propriété de tout ce que nous créons.
Le droit à un contrôle complet sur l’exécution créative de tout ce que nous possédons.
Le droit d’approbation sur la reproduction et le format de notre propriété créative.
Le droit d’approbation sur les méthodes par lesquelles notre propriété créative est distribuée.
Le droit à la libre circulation de nous-mêmes et notre propriété créative chez les éditeurs.
Le droit d’employer un avocat dans toutes opérations commerciales.
Le droit de faire une proposition à plusieurs éditeurs à la fois.
Le droit à paiement rapide d’une part juste et équitable des bénéfices provenant de l’ensemble de notre travail de création.
Le droit à la comptabilité complète et exacte de tous les revenus et les décaissements par rapport à notre travail.
Le droit à un prompt et complet retour de nos créations dans leur état d’origine.
Le droit à un contrôle total sur l’octroi de licences de notre propriété créative.
Le droit de promouvoir et le droit d’approbation de toute promotion de nous-mêmes et notre propriété créative.
Participez à la discussion