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La "Ligne noire" de Philippe Berthet

Par Charles-Louis Detournay le 24 septembre 2014                      Lien  
Après avoir illustré le destin de "Pin-Up/Poison Ivy" avec Yann, puis "Nico" avec Fred Duval, Berthet revient à ses premières amours : le polar en one-shot avec des scénaristes différents. Cette nouvelle collection est inaugurée par "Perico", dans lequel le dessinateur fait la démonstration de son talent.

« La Ligne Noire est tirée de mon appréhension de voir Perico se perdre au sein du catalogue de mon éditeur, avec comme corolaire la durée de vie fugace d’un album, nous explique Philippe Berthet. J’ai confronté cela avec l’envie de ne plus réaliser de nouvelles longues séries. D’où l’idée de travailler des polars en one-shot, avec un scénariste différent à chaque fois. J’ai donc reçu ce formidable écrin, cette collection dédiée, qui va servir de piste d’atterrissage pour les futurs projets que je voudrais concrétiser. C’est d’ailleurs Régis Hautière qui a trouvé cette appellation : Ligne noire, pour identifier mon style de ligne claire qui traite de récits sombres. »

La "Ligne noire" de Philippe Berthet
(c) Dargaud

On se rappelle qu’avant de réaliser Pin-Up, Philippe Berthet s’était consacrée dans les années 1980 à neuf récits chez Dupuis, dont sept s’étaient inscrits dans une collection sobrement intitulée Berthet. Si trois de ces récits s’inscrivaient dans le cadre de la mini-série du Privé d’Hollywood, les autres étaient à chaque fois écrits par des scénaristes différents, souvent des amis de l’artiste, avec un registre en commun : le polar, qui continue de fasciner Philippe Berthet.

Philippe Berthet
Photo : © CL Detournay

« En visionnant mes premiers polars au cinéma, j’ai eu l’impression de découvrir les premiers films adultes, par opposition au western et au peplum, nous explique-t-il. Cela a eu une prégnance importante chez moi, et je me suis rapidement nourri de ces références des années 1950. C’est donc un genre que j’apprécie beaucoup, car il mélange le danger, l’aventure et une dimension psychologique humaine très importante. Cet aspect de la nature humaine est très importante, car il révèle des personnages « gris », situés entre le bien et le mal. Et puis, c’est aussi le domaine de la femme fatale, un archétype qui m’a beaucoup marqué à l’époque. Mon style de dessin m’a toujours donné plus de facilité à réaliser les personnages féminins que masculins. Cela a engendré Pin-Up que j’ai développé avec Yann. Pour toutes ces raisons, le polar couvre la majorité des albums que j’ai réalisés dans ma carrière. Selon moi, c’est d’ailleurs le style de narration populaire qui rassemble le plus de lecteurs, tout en demeurant un genre qui se porte toujours bien en littérature. »

Perico : un diptyque qui introduit une collection de one-shot

La Ligne noire traite le polar au sens large, car Perico est plus un roman noir qu’un polar. Parce que le projet est né avant que cette nouvelle collection ne soit vraiment créé, Perico sera le seul diptyque de la collection.

Régis Hautière et Philippe Berthet nous entraînent dans le Cuba de 1958, quelques mois avant la révolution castriste... Perico s’ouvre sur le meurtre d’un Américain à la sortie d’un casino de La Havane. L’incident met le chef de la pègre locale, Santo Trafficante, et le président Batista sur les dents... Ayant voulu aider son frère, le jeune Joaquin comprend rapidement qu’il trempe désormais dans une bien vilaine histoire ; il se retrouve encombré par cette valise pleine de billets ! Sur un coup de tête, il décide donc de prendre la fuite… avec la jeune femme-mascotte du Capo cubain. Santo Trafficante lance alors ses chiens à leurs trousses, même s’ils doivent traverser les États-Unis pour remettre la main sur ses biens : l’argent… et la fille !

« Ma principale source d’inspiration est le graphisme du dessinateur avec qui je vais collaborer, nous explique Régis Hautière. Le dessin de Philippe m’a inspiré une partie de l’histoire, et surtout la façon de la mener. Nous sommes partis sur un diptyque car nous voulions tous les deux nous donner l’espace pour traiter de la psychologie des personnages. Notre action est volontairement linéaire, c’est d’ailleurs dans l’esprit de la course-poursuite : elle permet de travailler les interactions entre les personnages, leurs relations et l’évolution de celles-ci. La perception que le lecteur a des personnages va également évoluer au cours du récit. »

(c) Dargaud

« J’avais effectivement exprimé quelques demandes à Régis, explique Philippe Berthet. Je voulais un polar, mais aussi une histoire d’amour et des sentiments forts qui mettent en avant la psychologie des personnages. Et Régis a bien capté l’esprit du polar, avec des frontières assez floues entre le bien et le mal. J’ai accroché à cette héroïne qui semble froide et arrogante, puis qui commence à s’ouvrir et entamer la relation. Je désirais un récit itinérant, comme celui de Thelma et Louise, pour ses ambiances particulières et la variété de décors qu’il procure, ce que je n’avais d’ailleurs jamais fait auparavant. Après La Havane et ses décors particuliers, j’étais également ravi de dessiner les grands espaces. »

La valse des masques

Perico démarre donc dans la veine des grands classiques du genre : un échange de coups de feu au cœur de la nuit, un protagoniste blessé qui tente d’échapper à la mafia avec une valise de billets... Le premier tome installe un jeu d’approche entre les deux protagonistes principaux du récit : Joaquim qui fait office de groom et de valet de chambre, et la jeune et belle chanteuse, collée aux bras du terrible Trafficante. Outre cette dimension psychologique savamment orchestrée, Berthet déploie tout son talent lorsque l’on pénètre dans Cuba, véritable antichambre du vice des États-Unis. Le récit prend un tournant serré lorsque les deux jeunes gens se lancent dans leur fuite et rejoignent le continent. La bonne idée d’Hautière est de faire intervenir un troisième larron, Sean, un étrange traîne-savate yankee, qui vient s’immiscer au sein du « couple ».

(c) Dargaud

« Chaque confrontation joue le rôle de révélateur de l’une facette du personnage, poursuit Régis Hautière. Sean est un des éléments perturbateurs de ce drôle de couple, et de cette romance un peu fadasse qui aurait pu s’installer. Comme Philippe avait beaucoup aimé Abelard, je suis reparti sur la base d’un récit simple : on place deux personnages opposés ; le premier est fragile et naïf, tandis que le second est plus froid et difficile à aborder. J’espère que ce que nous étions parvenus à réaliser dans Abélard pourra se retrouver dans Perico ! »

Plus que le polar, l’intérêt de Perico réside effectivement dans la perception des motivations des différents personnages. Dans la première partie du récit, chacun des deux protagonistes porte un masque en même temps que son costume : Joaquim endosse celui de groom et prend l’initiative de la fuite, tandis que l’héroïne qui incarne la chanteuse semble extraordinairement passive. Mais dès leur fuite entamée, les rôles s’inversent : Livia prend l’avantage pour laisser Joachim dans une position plus attentiste...

Philippe Berthet & Régis Hautière
Photo : © CL Detournay

« Tout l’intérêt du second tome est de redécouvrir qui sont réellement ces personnages, après que leurs masques soient tombés en quittant Cuba , explique le scénariste, Le caractère de Livia était incertain dans le premier tome : elle semble froide, arrogante, voire méprisante... C’est parce qu’on ne sait rien de son passé, à la différence de Joachim dont on sait presque tout. »

Après un premier tome où s’exposent les personnages et l’intrigue, c’est donc assez logiquement dans la seconde partie de ce diptyque que chaque élément du récit prend sa place et sa force. Chaque nouvelle rencontre amène ses petites touches d’humour et de surprises, que les personnages soient décidés à se livrer ou à conserver une attitude méfiante envers l’autre.

La réussite de ce diptyque réside bien entendu dans la force du trait de Philippe Berthet. Régis Hautière alterne les séquences fortement dialoguées à d’autres muettes, et ces dernières permettent au dessinateur de laisser s’exprimer tout son talent.

« L’action est plus présente dans le tome 2, car la course-poursuite est engagée , nous explique Philippe Berthet. Ces confrontations vont faire grandir les personnages, et provoquer des évolutions. »

Couleurs et couvertures

Philippe Berthet et Dominique David ont également utilisé un nouveau mode de mise en couleurs : ils reproduisent à l’identique la planche originale sur un papier aquarellé de plus petit format, ce qui permet à la coloriste de revenir à une technique manuelle. Ce retour au pinceau apporte plus de chaleur que la colorisation informatique, sans pour autant remiser définitivement les aplats qui se conjuguent si bien avec le dessin de Berthet.

« Mon dessin ne se prête pas à placer trop de nuance dans les visages de mes personnages, explique le dessinateur. Dominique a donc placé çà et là quelques liserés de couleurs pour donner de l’épaisseur sans en abuser. En revanche, elle se laisse aller dans les décors et les cieux, d’autant plus qu’elle réalise cela à la main alors qu’auparavant, c’est l’outil informatique qu’elle utilisait. Je voulais également qu’elle évite l’effet "cartes postales", pour donner du caractère à l’ensemble. Elle a donc évité le ciel bleu immaculé. Tout en restant dans la même gamme de couleurs, il fallait que cela reste chaud, mais narratif, pour servir le récit. »

Pour marquer cette nouvelle collection, auteur et éditeurs voulaient une maquette de couverture dédiée, spécifique. Que cela soit pour les tomes séparés, ou pour le coffret qui pourrait sortir d’ici la fin de l’année. Le choix s’est porté sur l’agrandissement d’une case, ou un dessin en pleine action et en gros plan afin de renforcer l’identité « Polar » de la collection. Notons enfin que les bandeaux jaunes rappellent les codes couleurs des collections de la Série Noire, La Chouette ou Le Masque, devenus indissociables d’une certaine forme de roman policier.

La réalisation de cette séquence a représenté un gros travail, explique Phippe Berthet. Car il fallait trouver le cadrage, l’ambiance, et dessiner chaque personnage. Lors de la réalisation de Perico, un de mes maîtres-mots a été de subjectiver mes cadrages, comme cette troisième case : poser ma caméra à des endroits moins habituels pour générer des plans différents. J’ai besoin de tenter ces petites expériences graphiques.
(c) Dargaud

Le futur de la Ligne noire

Après ces deux premiers albums, Philippe Berthet est bien décidé de s’investir corps et âme dans cette nouvelle collection : « Perico est effectivement assez proche de récits que j’ai déjà abordés, avec son ambiance des années 1950, mais je veux éviter d’être cantonné dans ce créneau, précise Philippe Berthet. Mise à part ma collaboration avec Yann, j’ai toujours eu la crainte, au début de ma carrière, de me laisser enfermer dans une série, et j’ai travaillé avec des scénaristes différents : Andreas, Foerster, Tome, Bocquet, etc. Et c’est vers cela que je désire revenir. Cette pluralité de collaboration permet d’une part de me frotter à une autre écriture, une vision et un découpage différents, ce qui est très enrichissant ; d’autre part, de casser la monotonie d’une série, son manque de surprises et donc de mises en danger. La collection Ligne Noire me permettra donc d’aborder à chaque fois de nouveaux personnages, dans des époques différentes, mais aussi dans des lieux géographiques différents. À ma demande, Zidrou m’a écrit un récit qui se déroule en Australie, et met en scène un type qui s’est planqué pendant 25 ans pour fuir l’accusation du meurtre de sa femme. Mais comme son frère, sur son lit de mort, a revendiqué ce crime, il revient dans sa ville natale… »

Le tome 2 sort également dans un coffret avec une cale pour placer le tome 1, ainsi qu’un ex-libris

« C’est ensuite Sylvain Runberg qui me propose un polar contemporain dont le cadre sera la Suède. Ce récit, qui prend sans doute quelques références à “Millenium”, propose une ambiance pesante et des secrets de famille. Après Perico, puis le récit australien de Zidrou, on changera donc encore d’atmosphère avec ce polar nordique. Sans l’avoir prémédité, j’ai remarqué qu’on aborde à chaque fois le genre du polar, mais dans un lieu géographique atypique. Cela pourra donc imposer un autre choix de narration, d’autres types de personnages, parfois un découpage différent. Mon spectre est large, et cela peut m’aider à expérimenter de nouvelles formes graphiques, avec cette nouvelle génération de scénaristes. Je désire donc me mettre un petit peu en danger à chaque album, tout en profitant du filet de sécurité d’une collection qui rassemble éditorialement tous les titres. »

Après un premier tome trempé par la moiteur des nuits de La Havane et de Miami, les amateurs pourront apprécier le road-movie qui conclut Perico. Une errance forcément tragique.

(par Charles-Louis Detournay)

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