Les dégâts collatéraux de la brouille diplomatique entre Paris et Mexico ont été jusqu’à présent essentiellement culturels. Oubliée l’année du Mexique et ses 350 événements. La Pinacothèque de Paris n’a pas échappé aux conséquences du raidissement des relations transatlantiques. L’exposition "Les masques de jade mayas", prévue du 1er mars au 7 août, a été annulée au dernier moment. Lorsqu’on connait les délais pour monter une exposition, cette décision a l’effet d’une catastrophe. Fort heureusement pour le musée (et pour les amateurs parisiens de bande dessinée qui attendaient une nouvelle exposition du dessinateur italien dans la capitale depuis 1986), "Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt", initialement prévu à partir de cet été, a pris le relais au pied levé.
Les aficionados du Maestro vénitien ne seront pas vraiment surpris de la facilité avec laquelle cette exposition a pu être décalée de 6 mois car ils reconnaîtront celle qui avait déjà été présentée à Sienne en 2005, pour les 10 ans de la mort de Pratt, sous le titre "Periplo Immaginario". Elle était d’ailleurs destinée à l’itinérance, et notamment à Paris au musée de la Monnaie de Paris début 2011. Mais l’établissement dut jeter l’éponge au dernier moment (tout comme le musée des Invalides qui avait prévu une exposition "Pratt et la guerre" en 2009). C’est donc la Pinacothèque qui brise cette récente "malédiction" des musées parisiens qui aurait certainement valu un petit sourire en coin de la part du créateur de La Macumba du Gringo [1].
Alors que peut-on trouver dans cette exposition qui remplit deux niveaux du musée ? Près de 400 originaux, répartis pour moitié en planches et pour moitié en aquarelles, et présentés de manière thématique. Les différentes salles se partagent entre le désert, les Îles et les océans, les villes, les femmes, les militaires et les Indiens. Des thèmes chers à Pratt et qui ont conduit la totalité de son œuvre. La pertinence de cette division n’est pas à remettre en cause, mais on peut quand même regretter son côté fourre-tout. Ainsi, l’intitulé de l’exposition convient pour certaines sections (car bien souvent, Pratt s’inspira de sources écrites ou filmées et ne fit ses voyages sur place qu’après avoir dessiné les albums) mais pas pour d’autres. On peut souligner également l’absence d’ordonnancement chronologique, essentiel pour comprendre les évolutions. L’exposition "Périples secrets" (même si le titre ici aussi n’est pas très convaincant) organisée à Cherbourg en 2009 était remarquable en ce sens qu’elle était "anglée" en se focalisant sur le dessin de Pratt, sous toutes ses formes (esquisses, aquarelles, crayonnés, encrages, sérigraphies, etc).
L’exposition de la Pinacothèque se veut beaucoup plus grand public, ce qui n’empêchait toutefois pas d’avoir un projet mieux structuré et scientifiquement plus ambitieux (une critique qui vaut d’ailleurs pour nombre de musées et pour tous les arts). Maintenant que la bande dessinée a sa place dans les musées, il serait de bon ton de ne pas céder à la facilité et de passer la vitesse supérieure. On peut regretter également la pauvreté des explications tout au long du parcours des vitrines. Une petite présentation de chaque thème, une phrase bien trouvée de l’auteur de temps à autres, un cartel technique pour chaque œuvre, et rien d’autre à se mettre sous la dent pour le visiteur. Pourtant, on pouvait dire, oh ! Dieu !, bien des choses en somme, comme nous le verrons plus loin.
Par bonheur, le dessin d’Hugo Pratt se suffit à lui-même. Le simple plaisir de contempler ses travaux vaut le prix de l’entrée. De nombreux temps forts marquent l’exposition et notamment les couvertures des albums qui sont absolument admirables. Celles des Ethiopiques, des Celtiques, de Fort Wheeling I (fascinante) et II, sont de vrais bijoux qui ont subi beaucoup de pertes à l’impression (et l’on s’aperçoit que la couverture de Fable de Venise a été réalisée en noir & blanc puis colorisée ultérieurement). Les diverses planches exposées (entre autres celles des Scorpions du désert et Sous le signe du Capricorne) ainsi que les nombreuses aquarelles (le dossier Djibouti, la plupart des militaires, les femmes) sont un régal pour les yeux.
Le clou du spectacle est l’accrochage dans une même pièce des 163 planches de La Ballade de la mer salée. Bien sûr (la réaction était la même à Angoulême cette année pour l’exposition Baru), on peut se demander quel est l’intérêt de présenter la totalité des pages de l’album. Mais en tout cas, l’effet est saisissant. On est également frappé par deux choses. D’abord par le format de ces planches (40,5 x 31,3 cm), relativement petit par rapport à d’autres albums. Ensuite par la propreté du dessin. Le nombre de repentirs est en effet extrêmement faible.
La nécessité d’exposer des originaux apparaît clairement ici. Différence de formats, changement d’outils (plume, pinceau, feutre - la petite salle qui est consacrée à ce thème montre à cet égard que les commissaires pouvaient éviter les poncifs. Dommage que l’ensemble de l’exposition n’ait pas été de ce calibre), vieillissement de l’encre (le feutre ne tient pas la route), repentirs rares, et bien d’autres détails encore ne peuvent être correctement perçus avec des reproductions. Pour en revenir aux explications, rien que sur la technique de dessin, des dizaines de détails méritaient d’être soulignés au visiteur néophyte. Quant aux thèmes abordés, on n’en parle même pas, des livres entiers ont été écrits sur le sujet.
Au delà de ces critiques qui n’intéresseront peut-être que les spécialistes et les amateurs éclairés, on peut se réjouir une nouvelle fois de la présence d’une exposition de bande dessinée dans un musée d’envergure et ce pendant six mois. La Pinacothèque a eu l’audace, c’en est encore une dans le milieu muséal, de proposer ce thème, soulignant une fois de plus l’éclectisme de sa programmation. Le choix de l’auteur est judicieux. Qui mieux qu’Hugo Pratt, capable de faire le pont entre BD, peinture et littérature, pouvait en effet répondre à ce pari sans prendre des risques démesurés ? La qualité de ses œuvres en fait un ambassadeur de premier plan. Les visiteurs de "Valadon Utrillo", "L’âge d’or hollandais", "Jackson Pollock et le Chamanisme" répondront-ils présents pour ce nouvel accrochage ? Affaire à suivre.
Et puis rendez-vous dans quelques jours sur ce site (ici et ici)pour la publication d’un interview exclusif et passionnant de Patrizia Zanotti (co-commissaire de l’exposition et coloriste/assistante d’Hugo Pratt) sur le Maestro.
(par Thierry Lemaire)
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Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt
Pinacothèque de Paris
28 place de la Madeleine, Paris 8e
jusqu’au 21 août 2011
[1] La macumba est une sorte de magie noire du Nordeste brésilien
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