"La Nuit, mon requiem, mon Taj Mahal, écrit Philippe Druillet dans son "autoportrait" publié récemment aux éditions Les Arènes. Je suis dans un état second. Je ne dors pas. Je mets la musique à fond. Je hurle de douleur. Je deviens fou. Je bois six bouteilles par jour. Je m’autodétruis.[...] Je fais trois séjours à l’hôpital. Je continue à fréquenter mes amis. À un moment, je dois rentrer : "Nicole m’attend." J’arrive à la maison. Elle est vide. L’être aimé, mon amour adoré n’est pas là. C’est abominable..."
Le décès en 1975 de sa femme Nicole met Druillet dans une rage folle. Contre le cancer qui emporte son épouse, contre les médecins qui ne peuvent rien et qui font de leurs patients une statistique : "bouchers stupides, CONS à la blouse blanche et au verbe haut, jongleurs de vie qui vous prenez pour Dieu..." écrit Druillet, contre "une époque qui est moche et je suis gentil !", contre ce monde "que nous n’avons pas fait et qui nous assassine", contre une société qui refuse à apprendre la mort, contre l’année 1975, "année de la femme qui a tué la mienne..." et pour les lecteurs, cadavres latents, "cadavres futurs", que Druillet invite à la "sublime aventure"...
On a souvent réduit La Nuit au terrible pathos qui la fonde. Pourtant, si cet ouvrage est sans doute l’une des clés de voûte des années Métal (avec Le Major fatal de Moebius, L’Incal de Jodorowsky et Moebius, Les Armées du conquérant de Gal et Dionnet, Polonius de Tardi et Picaret, le Rolf de Corben et quelques autres), c’est en raison de ses qualités propres : un graphisme et un univers personnels d’une puissance sans égale, un lyrisme aussi bien textuel que graphique, des dialogues proprement poétiques et une narration qui s’affranchit des codes de la bande dessinée franco-belge (putain, qu’est-ce qu’Hergé, Franquin ou Uderzo ont l’air datés après cela !) en s’appropriant les splashpages du comic-book tout en évoquant l’univers de la drogue et du Rock : "Dope, force, foutre, danse", "visions de shoots", "Dope, dope. Folle ! Forte ! Métal Hurlant !!" écrit Druillet. Pour la plupart des amateurs de bande dessinée de l’époque, c’est un choc majeur. Il n’a pas perdu sa vigueur alors qu’on réédite l’album chez Glénat près de quarante ans plus tard.
Crétins qui avez la mémoire courte, relisez ce membre de "l’Académie-des-Grands-Prix-qui-n’y-connaissent-rien-à-la-bande-dessinée" qui a su, comme l’a dit si bien Malraux dans Les Voix du Silence, "arracher aux nébuleuses le chant des constellations."
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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