Gabrielle Piquet, dans La Nuit du Misothrope, nous immerge trois jours durant dans la vie d’un quartier banal d’une ville américaine. L’époque est indéfinie, la ville n’est pas nommée, les habitants eux-mêmes sont rarement identifiés. Mais l’on se croirait dans la Grosse Pomme, telle que dépeinte à plusieurs reprises par Will Eisner. L’architecture urbaine et les habitudes des citadins sont ici le cadre d’une histoire en trompe-l’œil, où le mystère n’est pas forcément là où nous le croyons.
Pourquoi ces trois jours ? Ce sont ceux qui précèdent la nuit du 4 au 5 août, qui fait tant peur aux habitants du quartier. Car depuis quatre ans, quelqu’un disparaît lors de cette nuit d’été. Quatre disparus donc, qui ne manquent pas à grand monde en réalité, mais dont l’évanouissement effraie tout le monde. Ces disparus avaient pour point commun d’être des "invisibles", comme les qualifie Josepha, que nous suivons tout au long du récit. Ces personnes en marge, dont les relations sociales sont réduites à la portion congrue, ont finalement gagné en présence depuis leur subite absence !
Comment expliquer ces disparitions ? Une malédiction semble planer sur le quartier, mais la plupart des habitants s’accordent pour incriminer un maniaque aussi habile que mystérieux. Chacun se met à suspecter son voisin et se surprend à épier son entourage. Même Josepha, pourtant une sainte femme s’il en est, pétrie de générosité et ne vivant que pour autrui, en vient à soupçonner son frère, faux jumeau aussi "misothrope" qu’elle est empathique.
La Nuit du misothrope commence donc comme un récit policier. Et ce ressort narratif donne une réelle densité au livre, alors qu’il se révèle être davantage un artifice qu’un véritable enjeu. Ce qui importe le plus, dans cette histoire, c’est la vision des relations sociales décrites par Gabrielle Piquet. Oscillant entre optimisme entêté et pessimisme désabusé quoiqu’un peu exagéré, ses personnages se croisent sans jamais vraiment s’approcher, communiquent sans réellement échanger - à de rares exceptions près. Ils pensent se connaître mais se leurrent, et le lecteur s’y laisse prendre.
Gabrielle Piquet parvient en effet à nous emporter dans son récit, d’apparence simple et neutre. Il est en fait construit sur une subjectivité - celle de Josepha - qui nous permet d’avoir un point de vue particulièrement intéressant sur cette histoire et sur ce quartier. Le ton de la narration renforce d’ailleurs cet aspect. Dans un style d’écriture au rythme légèrement solennel, mais sans emphase, et presque proche, parfois, de la scansion, Gabrielle Piquet décrit la vie du quartier et les sentiments de ses habitants. Elle transmet surtout les impressions et les pensées de Josepha avec un art très littéraire, rappelant un peu, par exemple, le Bartleby d’Herman Melville. La dessinatrice révèle d’ailleurs en fin d’ouvrage s’être inspirée, pour "quelques phrases", du Livre de l’intranquillité de l’écrivain portugais Fernando Pessoa.
Gabrielle Piquet se place également, en incipit, sous les auspices de Roland Topor. Ce qui se comprend, tant cette histoire où un misanthrope devient un "misothrope" assimilé à une sorte de croquemitaine plus triste qu’haineux, est marquée par un regard plein d’inquiétude et de tendresse. Mais si cet esprit à la fois incisif et humaniste rapproche la dessinatrice de Topor, son trait en revanche l’en éloigne. Le graphisme de Gabrielle Piquet est dans cet ouvrage d’une grande sobriété, d’un classicisme un peu américain - nous verrions bien certains de ses dessins dans le New Yorker.
Les décors sont détaillés, sans pour autant sombrer dans un réalisme qui ne correspondrait pas au propos. Les personnages sont simplement ébauchés, tout en demeurant suffisamment expressifs. La composition des planches - deux ou trois dessins par page, souvent sans cases - apporte beaucoup de souplesse et une grande fluidité à la lecture. Le trait est fin, sans cependant verser dans la "ligne claire". L’ensemble est d’une grande finesse.
La Nuit du misothrope, publié par l’éditeur genevois Atrabile, est un ravissement esthétique, grâce à un style intemporel mais non désuet. C’est aussi un réel plaisir de lecture, où la profondeur sociale et la réflexion psychologique n’empêchent pas l’attente et l’étonnement. Nous tenons là, sans doute, l’ouvrage le plus abouti de Gabrielle Piquet.
(par Frédéric HOJLO)
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