La création de La Revue Dessinée est presque un cas d’école tellement le processus semble parfaitement huilé. A l’origine, il y a un concept : créer une revue sur le modèle de XXI, le magazine dédié au reportage et au documentaire, mais uniquement en bande dessinée. Pour porter le projet, un petit groupe de quadras habitués des récits documentaires et/ou sociaux. Quatre auteurs de BD (Franck Bourgeron qui lance l’idée à l’automne 2011, Olivier Jouvray, Kris et Sylvain Ricard), une écrivain scénariste (Virginie Ollagnier) et un journaliste (David Servenay). Une fois le projet cerné et affiné, la recherche de partenaires financiers apporte une dizaine d’actionnaires dont Futuropolis, qui possède un catalogue parfaitement cohérent avec le projet. Les fondateurs ont toutefois pris soin de garder le contrôle de l’affaire en conservant 80% du capital de la société.
Début 2013 est lancée une campagne de financement participatif sur le site Ulule. L’objectif de la collecte fixé à 5000 € est pulvérisé pour atteindre plus de 36000 € grâce à 736 soutiens. Pour ancrer la revue dans le réel et créer des relais de communication s’ajoutent alors des partenariats avec France Info (avec la création de « Trait d’info », une rubrique bimensuelle mêlant sons des reporters de France Info et création originale des auteurs de la revue), Mediapart (avec la création d’un blog pour suivre la vie de l’équipe), l’INA (qui ouvre son fonds aux auteurs) et la BPI (la Bibliothèque du Centre Pompidou qui organisera en ses murs des débats à chaque nouveau numéro). Sans parler évidemment de l’animation sur les différents réseaux sociaux. Au final, La Revue Dessinée compte avant même la publication du premier numéro 994 abonnés. Net et sans bavure.
Mais cette aventure est loin d’être un long fleuve tranquille. Outre les difficultés qu’on imagine tout au long de la recherche du financement, le projet a fortement évolué depuis l’idée de départ. A l’origine, la revue est en effet conçue pour être numérique et diffusée sur tablettes. Pour correspondre au format de l’écran, ce sont des demi planches à l’italienne qui sont demandées aux auteurs. Le support papier n’est sollicité que pour la publication d’un recueil une fois par an. Mais la viabilité du tout numérique n’a pas franchement convaincu depuis deux ans et le choix est finalement fait du bi-média avec prééminence du papier. Retour à un format classique de BD, changement de logo et de typo, abandon de la version anglaise, mais conservation d’une version iPad qui propose le numéro augmenté de bonus multimédia. La révolution numérique n’a pas eu lieu pour l’instant, mais l’ambition reste la même : 228 pages de bandes dessinées inédites, sans publicité, sans oublier de payer les auteurs au forfait par page. Diffusée dans les librairies des pays francophones et sur l’AppStore, la Revue Dessinée est vendue respectivement à 15 € et 3,59 €.
Restait donc à découvrir le contenu de ce premier numéro. La couverture très élégante (ainsi que la 4e de couverture et la première double-page) signée Gipi lorgne du côté des reporters de guerre. Le ton des 13 récits est en effet globalement sérieux, mais pas seulement. La bonne idée de la rédaction est de varier les genres, les styles, les formats et les thématiques. De l’humour scientifique à la Marion Montaigne embedded dans la ménagerie du jardin des plantes de Paris. De la chronique du quotidien à la Jean-Philippe Stassen dans les communautés congolaises et rwandaises de Bruxelles. De l’appel du large à la Christian Cailleaux, à bord de la frégate de surveillance Floréal dans le Sud de l’océan indien. De l’enquête agricole à la Sébastien Vassant, Manon Rescan et Damien Brunon sur un jeune exploitant du Nord-Pas-de-Calais. De la vulgarisation économique à la Daniel Blancou et Sylvain Lapoix sur le gaz de schiste ou à la Binôme sur... la relance keynésienne (oui, vous avez bien lu). De la reconstitution émotion à la Jorge Gonzàlez et Olivier Bras sur les dernières heures de Salvador Allende. Et des récits courts pour apprendre en riant (ou peut-être le contraire) de James, Terreur Graphique, Hervé Bourhis et Adrien Ménielle, Olivier Jouvray et Maëlle Schaller, Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, David Vandermeulen et Daniel Casanave.
La liste des sujets augure de la multiplicité des thèmes et des angles d’attaque. A l’énoncé des différents dessinateurs, on se rend compte également du grand écart graphique d’une histoire à l’autre. Tout concourt à ne pas s’ennuyer une seconde, à passer d’un sentiment à un autre et à emmagasiner énormément d’informations. D’ailleurs, après chaque récit, une page complète l’histoire en proposant des chiffres, un interview, des liens Internet ou une bibliographie. L’absence de publicité et la certitude d’une totale indépendance sur le fond donnent également une sensation de liberté de ton pas désagréable du tout. Comme annoncé dans l’édito, La Revue Dessinée fait le pari de parler du réel avec un regard graphique, dans la lignée des journaux du XIXe siècle comme Le journal illustré, The Graphic et Le petit journal. Sans conteste, le pari est réussi haut la main. Mais plus encore, cette nouvelle revue contribue grandement à valoriser la bande dessinée, ce qui n’est pas la moindre des vertus.
(par Thierry Lemaire)
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