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"La Vision de Bacchus" et les secrets de la Renaissance italienne

Par Charles-Louis Detournay le 3 avril 2014                      Lien  
Derrière ce titre mystérieux (et une couverture qui ne l'est pas moins), se cache un récit passionné et romantique qui retrace le parcours de quelques maîtres de la Renaissance vénitienne.

"À l’origine, je voulais aborder une question qui anime tout artiste, nous confie d’emblée l’auteur Jean Dytar : Comment produire une œuvre qui paraisse douée de vie ? Du point de vue du créateur, qu’est-ce que cette pulsion créatrice fondamentale implique ? En l’occurrence, je désirais montrer le peintre s’épuiser physiquement à tenter d’incarner un corps par la peinture… Et du point de vue du spectateur, je voulais montrer l’effet que peut produire le face à face avec un tableau, ce sentiment étrange de présence qui peut être bouleversant. Cette question de donner vie à des images est bien sûr celle qui m’anime sans cesse en tant qu’auteur de bande dessinée. Partant de là, je me suis engagé dans une sorte de dialogue entre bande dessinée et peinture."

C’est par goût personnel que Jean Dytar nous fait donc découvrir la vie quotidienne des maîtres du Quattrocento. Antonello de Messine, l’un des plus doué de sa génération, détient les secrets des maitres flamands. Particulièrement courtisé par l’aristocratie, il modifie l’ordre établi lorsqu’il arrive à Venise, mais rien ne va l’arrêter dans sa quête du tableau parfait. En retraçant donc la biographie de ce peintre, Jean Dytar nous fait pénétrer dans la vie quotidienne de Venise alors qu’elle domine le monde occidental, et surtout dans les ateliers des artistes qui révolutionnèrent la peinture.

"La Vision de Bacchus" et les secrets de la Renaissance italienne

La guerre secrète des peintres

"La Renaissance italienne est le fait d’une certaine frénésie dans les milieux intellectuels, scientifiques et artistiques, explique l’auteur. Il y avait une soif de découvertes qui s’accompagnait de rivalités nécessaires. Les peintres italiens, par exemple, cherchaient depuis plusieurs années à percer le secret de la peinture à l’huile qui venait des Flandres. Cette nouvelle façon de lier les pigments permettait en effet de donner un éclat et une luminosité sans pareille à la peinture. Antonello de Messine est considéré comme celui qui a introduit cette technique flamande en Italie. Quand il est arrivé à Venise, c’est en partie ce qui a fait son succès : on peut donc supposer que tous les moyens étaient bons pour lui soutirer ses secrets de peintre…"

En effet, une part de l’intérêt de La Vision de Bacchus réside dans la rivalité entre les peintres. Tous jalousent Antonello de Messine, et certains rivalisent de fourberie pour lui ravir ses secrets. Il faut dire que le lecteur est aussi happé par le plaisir de la découverte : le peintre utilise une chambre mystérieuse pour prendre des croquis sur le vif et criants de vérité. Pour transcrire l’élan artistique de ces artistes précurseurs, Dytar parvient à faire évoluer les peintures pour en expliquer les techniques, mais il réussit également dans ses planches à restituer la force et la minutie de ces œuvres maîtresses. Celles-ci tranchent d’autant mieux dans des dessins semi-réalistes, dont on devine le soin une fois confrontés aux tableaux de maître.

"J’ai copié et adapté tous les tableaux que je montre pour pouvoir les intégrer dans mes planches, nous explique Jean Dytar. Techniquement, il s’agit simplement d’un lavis au brou de noix, à peu près au format des cases, puis d’une couleur mise en transparence par ordinateur. J’ai parfois modifié les couleurs quand cela était nécessaire pour l’équilibre de mes planches, ou supprimé des détails, mais l’idée était de rester le plus fidèle possible aux œuvres originales sans que cela sorte le lecteur de la lecture de la bande dessinée. Ce choix m’a aussi permis de montrer l’évolution de certains tableaux à différentes étapes de leur exécution, jusqu’au rendu final."

Une passion humaine exacerbée

Mais au-delà des peintres et de leurs secrets, La Vision de Bacchus traite du rapport père-fils, qu’il soit désiré ou réprimé, ainsi que de la question de la transmission. En ne se limitant pas à un cadre temporel, l’album fait vieillir et grandir les différents personnages. Leur grandeur artistique ne les éloigne finalement pas tellement de leur condition humaine, et c’est justement dans leurs tourments et leurs passions qu’ils nous livrent la plus authentique part d’eux-mêmes.

"La transmission et la filiation font partie des sujets principaux de l’album, détaille Jean Dytar. "Au travers les jeux d’influence artistique, bien sûr, qu’ils soient entre pairs ou d’une génération à l’autre : ainsi, plusieurs tableaux de commande représentent un même sujet, comme la Vierge à l’Enfant, mais on peut observer une évolution dans leur traitement, comme si chacun prenait appui sur le travail de ses prédécesseurs pour tenter de les dépasser. L’émulation est souvent un moteur pour la créativité. Et je ne crois pas que l’on puisse créer quoi que ce soit à partir de rien. C’est pourquoi tout le récit tourne autour d’images ou de situations qui en évoquent d’autres, qui elles-mêmes en évoquent de précédentes, etc. L’album parle aussi des rapports parents-enfants à divers titres. Par exemple la façon dont l’adolescent se construit en faisant le choix de se situer dans la filiation ou au contraire contre l’héritage paternel est un aspect qui semble ressortir, mais aussi la façon dont les parents se projettent d’une manière ou d’une autre dans la vie de leurs enfants…"

Après quelques planches d’introduction, on est réellement happé par ce one-shot de 120 pages : la tonique et mystérieuse Venise, les relations entre le Moyen-Âge et la Renaissance, le quotidien de ces peintres gardant jalousement leurs secrets, le fil rouge d’un tableau concrétisant la volonté de l’homme de se raccrocher au rêve mais surtout, la course du temps qui passe, avec son évolution et l’empreinte indélébile qu’il impose à l’homme.

Pour incarner une deuxième vie de peintre, Jean Dytar présente un système de découpage audacieux et efficace à la fin de son album. Jouant des portraits de l’époque, il fait vieillir un des personnages principaux, tout en détaillant le parcours d’un autre dans de petites vignettes détaillées qui viennent entourer le centre de la planche. Cette succession de quatre pages permet de donner énormément d’informations en très peu de pages, sans aucunement casser le rythme de l’album.

"Pour faire la jonction entre les deux périodes de mon récit, j’avais soit la possibilité de développer cette deuxième histoire, soit celle de la synthétiser en trouvant un moyen original de jouer des ellipses radicales. La première solution comportait le risque de diluer le récit principal, et de rajouter un grand nombre de pages. Même si cet aspect aurait pu se négocier avec l’éditeur, j’ai choisi de le prendre comme une contrainte qui allait me donner le cadre de la deuxième solution : il me restait donc quatre planches pour raconter tout cela ! Quatre strips de trois cases encadrent ce portrait, un peu comme dans un polyptyque médiéval : chacun de ces strips correspond à un registre qui se lit indépendamment des autres. L’ensemble est sans parole, ce qui permet à ce dispositif de rester digeste et, en même temps, au lecteur d’avoir une approche assez libre, car la lecture n’est plus à sens unique. Cette séquence m’a donc permis de raconter les événements qui étaient nécessaires au récit, mais aussi de faire un écho ramassé à un certain nombre de motifs déjà évoqués dans l’ensemble de l’ouvrage, enfin de rajouter une variation dans mon dialogue entre bande dessinée et peinture. Je me suis senti en train d’expérimenter à l’intérieur d’une forme classique."

En alternant romance, drame familial et secrets picturaux, La Vision de Bacchus propose un récit dense et très prenant, tout aussi documentaire que profondément humain. Il faut saluer la patience de l’éditeur de l’avoir fait reculer de quelques mois afin d’éviter qu’il ne se dilue dans l’avalanche des sorties de la fin de l’année.

(par Charles-Louis Detournay)

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Code EAN :

La Vision de Bacchus - Par Jean Dytar - Delcourt (collection Mirages)

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2 Messages :
  • Quel dommage un graphisme aussi pauvre alors qu’on évoque les peintres du quattrocento, le sujet valait mieux.

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    • Répondu par François Le rebelle le 18 octobre 2014 à  23:59 :

      "Graphisme aussi pauvre"... Vaut mieux lire cela qu’être aveugle, mais bon ...
      Très bonne BD ! Je suis heureux qu’elle soit récompensée par des prix (Blois comme mentionné ici et plus récemment Ouest-France, à l’occasion de St Malo) !

      Répondre à ce message

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