"Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles" énonçait Paul Valéry dans un incipit resté célèbre [1]. Se souvenant de la chute de l’Empire romain, l’écrivain sétois s’interrogeait même sur le destin de notre continent avec une prescience -il écrit cela en 1924- tout à fait étonnante : "L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ? " [2]
Nous qui sommes "envahis" par les mangas, cette interrogation nous interpelle, forcément.
Aussi, quand Xavier Guilbert tente de posément aligner les chiffres et de mettre sa compétence d’analyste forte, comme il le dit lui-même d’une façon un peu ronflante, "de dix ans d’expérience en analyse de marché dans le jeu vidéo", on ne peut que s’en féliciter.
De la même façon, on apprécie qu’il considère le travail de Gilles Ratier, qui sert généralement de prétexte à un article d’ActuaBD sur le marché du livre en début de chaque année, non plus comme un outil de propagande des grands éditeurs contre "l’autre bande dessinée", mais comme une donnée aussi respectable qu’une autre. Ce qui n’empêche pas Guilbert de revenir de façon prévisible dans les errements de ses petites obsessions habituelles.
Du point de vue de la méthodologie, si l’on apprécie grandement un appui sur des sources diversifiées (Rapport Ratier, études GfK et Ipsos, enquêtes du Ministère de la culture...), on s’étonne que l’auteur n’explique pas les écarts énormes entre les chiffres Ipsos et GfK qui divergent parfois de 15% sur une donnée aussi importante que le nombre d’exemplaires vendus dans l’année ou le chiffre d’affaires annuel : 15% de marge d’erreur, c’est énorme, quand même ! Idem pour l’évolution cumulée du marché qui, entre GfK et Ipsos marque une différence de pas moins de 25 points !
Par ailleurs, les études présentées ignorent les chiffres de ventes à l’étranger : Belgique, Suisse, Canada, etc. qui pèsent traditionnellement 15% dans le CA global du livre avec des variations régionales importantes (notamment pour les auteurs belges en Belgique ou pour Titeuf en Suisse).
Idem pour les ventes dans les circuits de presse ou en Vente par Correspondance. Or, il n’a échappé à personne la multiplication de la diffusion des grands classiques (Tintin, Blake & Mortimer, Lucky Luke, etc.) en supplément des grands quotidiens (Le Figaro, Le Soir de Bruxelles, etc.), en accompagnement de fascicules dédiés (Hachette...), ou en VPC (Tintin, Lucky Luke,... chez Atlas). Ces publications ont parfois un tirage considérable et portent sur la bande dessinée la plus traditionnelle.
La raison d’être essentielle du fonctionnement de l’entreprise, le profit, est également ignorée. Cette étude traduit des parts de marché et si celles-ci, pour certains de ses acteurs, reculent, il n’est pas impossible que cela traduise une volonté de rendement systématique plutôt qu’un développement à tout crin qui est souvent l’apanage des outsiders obligés d’atteindre une taille critique pour être rentables. Ainsi, Fluide Glacial a longtemps été le label le plus rentable du marché, en dépit d’un présence en librairie que l’on aurait pu qualifier de négligeable.
L’auteur se perd aussi en considérations périphériques sans grande importance. S’il a raison de souligner l’impact de l’évolution du coût du papier dans l’augmentation du prix du livre, on doute cependant que son poids dans la structure du prix de vente public (sans doute pas supérieur à 2%) ne soit pas mis en parallèle avec le coût de la diffusion-distribution qui, elle aussi, a augmenté dans la même période.
On a parfois de sérieux doutes sur les chiffres avancés.
Ainsi, l’étude mentionne un Quay d’Orsay [sic] publié par Dupuis [re-sic] (page 65, ligne 13) dont les ventes auraient fait 58.000 exemplaires, tandis que le tome 2 serait tiré à 100.000 exemplaires. Or, nos lecteurs ont pu lire dans ActuaBD un témoignage de son éditeur annonçant d’autres chiffres : « Nous avions tiré le tome 1 à 25.000 exemplaires et mis en place à 15.000 ex. Nous pensions qu’avec 10.000 exemplaires, la marge était suffisante pour assurer le réassort, lourde erreur ! » Les ventes s’achevant aux alentours de 120.000 exemplaires »...
En réalité, les technologies d’impression actuelles permettent les retirages fréquents à moindre coût, cette notion de premier tirage datant d’un autre temps.
Enfin, l’étude ignore peu ou prou la saisonnalité parfois particulière des best-sellers qui, comme Lucky Luke ou Titeuf, ne paraissent qu’une année sur deux ou, comme c’est le cas pour Astérix, une année sur cinq. Elle a le tort aussi de considérer qu’un best-seller vaut l’autre, l’album anniversaire des 50 ans d’Astérix, par exemple, n’ayant pas la même qualité qu’un Astérix "normal", il s’agit plus là, disons, d’un "accident industriel" qu’une simple érosion d’un classique vieillissant.
Dans le même ordre d’idée, l’étude ignore les phénomènes atypiques, ce que Nassim Nicholas Taleb appelle les "cygnes noirs", c’est à dire le truc que personne n’avait prévu.
Le succès de Persépolis ou encore celui des Simpsons (2 millions d’exemplaires vendus en trois ans, chez Jungle) en sont les parfaits exemples. La même réflexion peut être faite pour le Tintin de Spielberg dont la sortie en salle a démultiplié les ventes de fonds en librairie.
Comme dit Taleb : "Eu égard à cette compréhension erronée des liens de causalité entre politique et actions, il est facile de déclencher des Cygnes Noirs à cause d’un mélange d’ignorance et d’offensivité - comme un enfant jouant au "Petit Chimiste." [3].
La bande dessinée francophone est-elle en déclin ?
Par quel bout prendre ce dossier de quelque 75 pages bourrées de données dont nous vous livrons l’intégralité en complément de notre article ? Tout simplement par sa conclusion, en énonçant les différents enseignements que l’auteur tire de son étude :
Il constate que si le marché de la BD a progressé ces dernières années, cette progression s’est faite, dit-il, en raison d’une augmentation sensible des prix de vente camouflant une réelle érosion des ventes en volume, en particulier celles des grandes séries classiques best-sellers.
En réalité, cette vieille antienne, que Xavier Guilbert nous ressert chaque année avec application, est sujette à caution car une lecture attentive de l’étude montre qu’elle souffre d’un certain nombre d’insuffisances.
Elle ne s’intéresse pas suffisamment aux données démographiques. Le lectorat vieillissant, son pouvoir d’achat étant plus conséquent, cela explique qu’il puisse absorber l’augmentation du prix du livre et assurer donc la progression du marché.
Un autre phénomène explique l’augmentation des prix : celui des intégrales.
Depuis une dizaine d’années maintenant, les libraires ont peu à peu remplacé les ventes d’albums classiques à l’unité par des intégrales souvent plus intéressantes en terme de rapport prix/unité de lecture. Sortant en fin d’année, ce cadeau idéal pèse de façon conséquente sur la saisonnalité du chiffre d’affaires. Utilisant un fonds amorti depuis des années, elle est une des premières sources de profit des grands éditeurs.
Le renouvèlement de ces classiques dans les bibliothèques familiales -mais aussi les bibliothèques publiques- doit certainement constituer une part substantielle des raisons de cette augmentation des prix moyens de la BD. On pourrait croire que ce prix plus cher est préjudiciable au recrutement des jeunes lecteurs. Mais, précisément, c’est le rôle de la mise en kiosque des grandes séries classiques. C’est pourquoi aussi les séries classiques les moins anciennes (Largo Winch, Tuniques bleues, Petit Spirou, Les Profs...) souffrent de leur côté.
Le tassement des ventes de mangas (structurellement meilleur marché que la BD traditionnelle), en plus de celles déjà repérées par l’auteur, comme l’augmentation de la TVA par exemple, est également un facteur de l’alourdissement du prix public moyen.
On regrette aussi que cette étude ne contextualise pas non plus l’évolution du chiffre d’affaires de la BD dans le marché global du livre. On constaterait peut-être que celle-ci a progressé en librairie générale, au détriment du roman par exemple, dans un secteur où le prix du livre est sensiblement plus élevé qu’un album de BD classique de 48 pages.
L’étude mentionne que le désengagement des hypermarchés dans le domaine de la bande dessinée a été un facteur déterminant dans le déclin des grandes séries commerciales ces dernières années (XIII, Largo Winch, Petit Spirou...)
C’est assez bien vu, mais elle ne va pas jusqu’au bout du raisonnement.
Elle pourrait expliquer cette désaffection structurelle des hypers (les gens achètent davantage aujourd’hui dans les supermarchés de proximité que dans les très grandes surfaces de plus de 2500 m² ; or, le livre a moins de place dans ce type de point de vente davantage dédié à l’alimentaire) est exogène au produit "bande dessinée".
Ce qui contrebat la vieille antienne de Xavier Guilbert que ce produit est obsolète ou ne serait plus adapté au marché.
En réalité, la difficulté structurelle actuelle des hypers, dont nous avions déjà signalé les "hocquets" en janvier dernier, augmente l’intensité concurrentielle sur les deux autres niveaux : les supermarchés pour les produits "grand public" dont les linéaires se réduisent sensiblement et les libraires qualifiés de "premier niveau", où se placent, soit dit en passant, 80% des nouveautés mises sur le marché.
L’Internet (Amazon, Fnac, etc.), l’auteur ne manque pas de le signaler, pèse désormais 10% de ce marché, au détriment des libraires qui ne peuvent pas offrir le choix d’un catalogue en ligne.
La concentration des gros opérateurs de la bande dessinée (Média-Participations rachetant successivement Lombard, Dargaud puis Dupuis ; Glénat absorbant les catalogues de Vents d’Ouest et d’Albin Michel ; Delcourt contrôlant désormais Soleil...) a également un impact dans le dialogue avec la Grande Distribution.
Sur la question de la surproduction, l’auteur fait un constat que nous avons déjà établi dans ces colonnes en janvier dernier : ce sont surtout les gros éditeurs et les éditeurs alternatifs (que l’auteur distingue de façon cocasse en "indépendants historiques" et en "nouveaux alternatifs") qui en sont les principaux responsables. Les premiers, selon l’auteur, pour compenser leur déclin ; les seconds parce que le nombre des petits éditeurs s’est démultiplié depuis dix ans.
La BD francophone est-elle en déclin ? Peut être, mais pour des raisons complexes pas forcément liées à son essence, ce qui ne simplifie pas les choses.
On pressent qu’il va va falloir être rapide et souple pour s’adapter au monde de demain. Et penser notre marché pas seulement de façon hexagonale, mais dans une concurrence mondialisée.
Rappelons-nous ce que disait Moebius en 2006, en appelant à une "exception culturelle" de la BD franco-belge : « Nous sommes très ouverts aux autres, le succès des mangas en atteste. Quelque part, c’est une force et une preuve de notre capacité à assimiler toutes les formes de culture. Mais c’est aussi une faiblesse si nous faisons tout rentrer sans plus rien faire sortir. Quand Chirac part en mission économique en Inde ou en Chine, il n’emmène aucun éditeur de BD. La BD n’est pas intégrée dans la pensée commerciale et culturelle, c’est un trou noir. Les Japonais, tout au contraire, ont développé à fond la logique industrielle de l’édition. Les auteurs doivent être au service de cette conquête économique... »
Moebius, reviens, ta sagesse nous manque !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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