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« La nouvelle Manga », nouveau territoire de la bande dessinée mondiale ?

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 21 septembre 2007                      Lien  
La mondialisation, on le sait, a mis en évidence l’affrontement de trois normes mondiales de la BD : la bande dessinée européenne, les comics américains et les mangas asiatiques. Mais une nouvelle génération d’auteurs conduite par Frédéric Boilet a décidé de prendre la tengeante, distinguant la bande dessinée d’auteur de la bande dessinée commerciale.

« Imaginée en 1999 par Kiyoshi Kusumi, rédacteur-en-chef du mensuel d’art Bijutsu Techô, raconte Frédéric Boilet dans son Manifeste de la nouvelle Manga [1], l’appellation "Manga Nouvelle Vague" - rapidement raccourcie en "Nouvelle Manga" - a désigné un temps mes propres bandes dessinées, perçues graphiquement comme proches de la BD, mais se lisant comme une manga, et rappelant, aux yeux des Japonais, le ton du cinéma français. » [2]

Dans un deuxième temps, Boilet s’est saisi de ce label pour fédérer une série de créations qui lui semblaient cohérentes au-delà des frontières et des normes éditoriales. Dans un nouveau Manifeste conçu en août 2006, puis retouché et complété en août 2007, où ses idées se trouvaient mieux organisées, il institue une base de réflexion tangible pour une conception de la bande dessinée mondiale davantage centrée sur la création et sur les créateurs.

« La nouvelle Manga », nouveau territoire de la bande dessinée mondiale ?
Walter, David B. et Yuka, à la Maison de la Nouvelle Manga à Tôkyô en novembre 2004. Walter vient de réaliser les couleurs de la Montagne magique de Taniguchi. Yuka est à la fois son épouse et sa partenaire coloriste.
Photo : DR

Car entre-temps, en réalisant en 2006 le projet « Japon » (Casterman) qui avait pris une jolie proportion en se trouvant traduit en 10 langues, Boilet a soudain pris conscience qu’une nouvelle carte des tendances mondiales de la bande dessinée était en train de se dessiner sous nos yeux et qu’il lui fallait pousser son avantage, selon un schéma qu’il avait très bien décrit dans une interview qu’il nous avait accordée en octobre 2005 .

Constatant en effet une segmentation des marchés de la BD sur la base de normes éditoriales apparemment inconciliables (comics, manga, bande dessinée), Frédéric Boilet s’insurge contre cette vision stéréotypée qui privilégie le produit aux détriment des auteurs : « …dès que l’on quitte l’industrie du "divertissement" et que l’on observe la bande dessinée d’auteur, explique-t-il dans son Manifeste, une bande dessinée tout simplement plus adulte et plus audacieuse, les différences s’aplanissent tout à fait : alors que bien des séries formatées et ciblées n’attirent que les fans respectifs de manga, comics ou BD, familiers, nostalgiques des codes et des tics du "genre", les albums novateurs et tout en finesse de la Japonaise Kiriko Nananan (Blue), de l’Américain Adrian Tomine (Blonde Platine) ou du Français Fabrice Neaud (Journal) semblent pouvoir être lus, d’emblée compris et appréciés aussi bien par les amateurs de manga que par ceux de comics ou de BD, aussi bien par les spécialistes que par les néophytes, aussi bien par les Européens que par les Américains ou les Japonais.
En réalité, la frontière qui sépare bande dessinée commerciale et bande dessinée d’auteur paraît plus nette que celle qui diviserait manga, comics et BD. C’est cette connivence, la conscience de l’universalité de la bande dessinée d’auteur, que cherche à exprimer l’initiative Nouvelle Manga.
 »

Joann Sfar et Kan Takahama à Tôkyô en novembre 2004. Auteur de "Mariko Parade", publiée en France dans la collection Sakka (Casterman), Kan, tout comme Joann, a participé au livre collectif Japon.
Photo : DR

Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit bien là d’un mouvement artistique cohérent et pensé qui s’appuie sur un réseau d’auteurs et d’éditeurs patiemment construit ces dernières années et qui s’impose tout doucement, semble-t-il, comme une nouvelle façon de concevoir la bande dessinée. Frédéric Boilet la décrit dans son Manifeste : « "Nouvelle Manga" est aussi désormais un label que se partagent plusieurs éditeurs dans le monde, Casterman, Ego comme X, Les Impressions Nouvelles en France, Akashi Shoten, Asukashinsha, Ohta Shuppan au Japon, Ponent Mon en Espagne, Fanfare au Royaume-Uni et aux États-Unis, Coconino Press en Italie, Dala Publishing à Taïwan, Casa 21, Conrad Editora au Brésil, pour publier, indépendamment des origines géographiques et des questions de "genre", les créations ou les traductions du meilleur de la bande dessinée internationale, des livres de maîtres reconnus comme Emmanuel Guibert et Jirô Taniguchi à ceux de jeunes auteurs comme la Française Aurélia Aurita ou le Japonais Little Fish. »

Cette tendance se concrétise par une série de projets publiés par ces auteurs et ces éditeurs et qui prend des allures de « mouvement » à dimension mondiale, une sorte de réponse des créateurs à la normalisation et aux excès marketing de la bande dessinée commerciale.

« La nouvelle Manga » fait son chemin dans les esprits des créateurs et dans les librairies du monde entier, notamment grâce à une exposition qui fait son tour du monde en exposant par exemple dans les prochaines semaines en Espagne et au Brésil.

À quand, Frédéric, une publication des « Manifestes » en librairie ?

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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[1Le mot manga est ici orthographié au féminin (il n’a pas de genre en japonais), comme l’a fait Edmond de Goncourt qui utilisa la première fois ce terme dans notre langue pour parler d’une estampe d’Hokusaï. (la Manga de Hokusaï. Edmond de Goncourt, Hokusaï, l’Art japonais au XVIIIe siècle, Paris, 1895, rééd. Orient 1984, cité par Frédéric Boilet dans Art Press N°26, Spécial Bandes d’auteurs, Paris, 17 octobre 2005,). Mais son usage ultérieur fut celui du masculin sous l’influence du terme « comics », également masculin. Thierry Groensteen dans l’Univers des mangas (Casterman, 1991, rééd. 1996) entérine son usage et signale que celui du féminin n’est pas fautif. Le Larousse de la BD de Patrick Gaumer lui attribua également les deux genres, féminin et masculin, ce dernier s’étant imposé par l’usage dans nos contrées. Certains auteurs, comme ici Frédéric Boilet qui vit à Tôkyô, ont préféré conserver le genre initial.

[2Le Manifeste de la nouvelle Manga a été publié dans le N°26 de Art Press, Spécial Bandes d’auteurs, Paris, 17 octobre 2005.

 
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14 Messages :
  • La différenciation entre BD d’auteur et BD commerciale me semble un peu douteuse, dès lors que la majeure partie des auteurs qui font de la BD "commerciale" le font en toute sincérité, y mettent d’eux même au point qu’on peut appeler leurs albums des "albums d’auteurs", même si le résultat est différent, visiblement plus "stéréotypé" que les livres de la "nouvelle manga"..
    C’est un peu comme si on disait à quiconque aurait un comportement social qui se "fond dans la masse" qu’il est moins apte à assumer son individualité que cet autre qui aurait naturelement des elans marginaux.
    Je veux bien considérer qu’il y a des différences de tempérement entre les auteurs, poussant l’un à faire des albums qui intègrent plus les courants actuels que d’autres, mais de là à dire que l’un fait de la BD d’auteur (assume son individualité et l’exprime dans son travail) et que l’autre non, ca me semble incohérent.
    La plupart des BD sont des BD d’auteurs, à mes yeux.

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    • Répondu par Philippe Wurm le 21 septembre 2007 à  15:05 :

      Je dirais même plus en BD Franco-Belge nous n’avons pratiquement que de la BD d’auteur !
      La fabrication de cette bande dessinée reste très individualisée et artisanale.
      Même les éditeurs publiant des séries dites "commercilales" sont obligés de faire très attention à la relation qui s’établit entre l’auteur, le personnage et le public. Il y a un rapport d’intimité. Les lecteurs ne supportent pas aisément un changement de scénariste ou de dessinateur (ou les deux...) dans une série qu’ils aiment.
      Les éditeurs qui opèrent ces changements (voulus ou contraints) ne réussissent la transition qu’au prix de grandes précautions.
      A contrario, en Italie un personnage générique comme Dylan Dog est dessiné par des dizaines de dessinateurs (chacun réalisant un épisode à la fois) et les scénaristes sont nombreux, le succès de cette série tient au personnage et à l’originalité du concept ainsi qu’à la cohérence de son univers beaucoup plus qu’à la présence de tel ou tel auteur. Il en va quand de même, je pense, dans la bande dessinée américaine et Japonaise (je parle ici des séries autour d’un personnage récurent). C’est globalement hors de l’univers Franco-belge que l’on trouve le besoin de manifester la présence d’un travail d’auteur !
      C’est pourquoi je ne comprends pas bien le sens de cette démarche "nouvelle manga" et exprimée sur une échelle dite "mondiale".

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      • Répondu par Li-An le 22 septembre 2007 à  22:56 :

        Je suis assez d’accord avec le dernier message. Même s’il semble que la BD grand public prenne un virage industriel (avec des adaptations de série télé ou autres blagues de blonde), croire ou faire croire que les dessinateurs/scénarites franco belges "grand public" ne seraient pas des auteurs est une façon de tordre la réalité pas tout à fait honnête à mes yeux. D’un autre côté, le manga japonais et le comics US sont très largement industriels et développer des ponts entre véritables auteurs de ces pays consommateurs de bandes dessinées et leurs homologues européens me parait une initiative fort louable. En espérant que ça ne rajoutera pas de pose d’étiquettes genre "lui c’est pas un auteur" "lui c’est un auteur" propre à une certaine pensée culturelle française.

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        • Répondu le 23 septembre 2007 à  12:59 :

          je ne doute pas de la sincerité de boilet...mais j’ en ai vraiment plus qu’assez des classements, de l’ordre,des tirroirs, des dossiers, des sous dossiers,des courants,des courants intermediaires, des genres... et meme si je pense que boilet est tout à fait honnete dans cette démarche, comme dans son metier d ailleur, au final je me demande si le resultat de tout ceci n’a pas quelque chose de tres pervers . (c’est plus une question qu’une affirmation...)

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          • Répondu par Yassine le 24 septembre 2007 à  11:04 :

            Pour ma part je sépare les bd en 2 catégories : les bonnes et mauvaises, que ce soit und bd gare, un récit arty, un manga bizarre ou de l’autobio parisienne ou uné série comique de chez tchô. Dans tout ces cas de figure on peut trouver des auteurs intéressants. Faire de la bd d’auteur ou du graph’zine n’empêche en aucun cas d’être conformiste. A l’heure actuelle je vois autant de chose ennuyeuses dans l’autobiographie que chez les production d’héroic fantasy de chez soleil.

            Exemple dr slump est un bd populaire, qu’on pourrait dire comerciale, et pourtant c’est l’oeuvre d’un auteur exigeant qui fait preuve d’une grande personnalité.

            Je vous laisse trouvé d’autre exemple.

            Ps : Le logo de la nouvelle manga est horrible.

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  • On ne peut qu’être étonné par tant de prétention affichée. Car au-delà de tracer une frontière artificielle, que maints exemples contredisent, se devine aussi l’établissement d’une ligne qui séparerait d’un coup les auteurs et les artisans, les honnêtes et les menteurs, les bons et les mauvais... Un manifeste, c’est défendre des valeurs auxquelles on croit. Ce n’est pas juger les valeurs des autres.

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    • Répondu par Didier Pasamonik le 21 septembre 2007 à  13:58 :

      On ne peut qu’être étonné par tant de prétention affichée.

      Je connais suffisamment les sentiments et le parcours de Frédéric Boilet pour pouvoir affirmer qu’il n’y a pas chez lui l’ombre d’une prétention.

      Car au-delà de tracer une frontière artificielle, que maints exemples contredisent, se devine aussi l’établissement d’une ligne qui séparerait d’un coup les auteurs et les artisans, les honnêtes et les menteurs, les bons et les mauvais...

      Je crois que vous méprenez ses propos. Le clivage n’est pas du côté des auteurs, mais bien du côté des consommateurs, et par conséquent des distributeurs qui appliquent à la bande dessinée les lois du marketing de masse.

      Il me semble que Boilet tente ici de démontrer qu’il y a une autre voie, plus modeste sans doute, où les auteurs peuvent s’exprimer sans avoir à subir le diktat du marché.

      Un manifeste, c’est défendre des valeurs auxquelles on croit. Ce n’est pas juger les valeurs des autres.

      Cela se discute. Dans les Manifestes du Surréalisme, Breton fait le procès du roman classique au point de traiter Anatole France de « cadavre ». Dans le Manifeste du Futurisme, Marinetti écrit : « La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas de course, le saut mortel, la gifle et le coup de poing. » A côté d’eux, Boilet est un agneau.

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      • Répondu par rp le 21 septembre 2007 à  14:17 :

        Bien que plutot d’accord avec vous quant a ne pas fustiger boilet, qui semble etre quelqu’un de trespositivement actif, je dois tout de meme dire que contrairement à ce que vous dites, Boilet semble parler (à en lire son manifeste) d’un clivage entre les auteurs : ceux qui font références à leurs predecesseurs directs de leur partie du monde, et ceux qu’ils considerent plus "libres".

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      • Répondu par François Boudet le 21 septembre 2007 à  15:46 :

        D’autant plus que Fr.Boilet favorise de nouveaux échanges. Il n’empêche pas une bande dessinée plus commerciale d’exister, il crée simplement une nouvelle voie.

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  • Je suis libraire et assez d’accord avec Frédéric Boilet. Le clivage comics / mangas / franco-belges (ou plutôt européens) est aujourd’hui dépassé.

    Peut-on ranger les "mangas" des éditions IMHO (Atsushi Kaneko, Junko Mizuno...) ou Le Lézard Noir (Suehiro Maruo, Daiduke Ichiba...) aux côtés de ceux/celles de Pika et consorts ? Délicat (et je ne parle pas du format)...

    De même, il me paraît outrancier de mettre des auteurs tels que Joe Sacco ("Soba", "Gorazde"...) ou Eric Shanower ("L’Age de Bronze") dans le même panier que les Superman, X-Men et autres superhéros sous prétexte qu’ils sont nord-américains.

    En France, depuis plusieurs années maintenant, l’édition dite indépendante, alternative, underground ou d’auteurs (appellez-là comme il vous plaira) se distingue de celle de masse, du mainstream, séculaire, commerciale.
    Alors oui, je crois qu’effectivement on se doit de respecter ces différences au-delà de leurs origines géographiques.

    Trouver en rayon Shigeru Mizuki jouxtant Craig Thompson et Ludovic Debeurme me semble cohérent.
    Après le "graphic novel" états-unien, la "nouvelle vague" européenne, voici venu le temps de la "nouvelle manga" japonaise. "Auteurs" de tous pays, unissez-vous !

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  • Du bruit pour rien.
    22 septembre 2007 13:49, par Glotz

    Je suis étonné qu’en 2007, Frédéric Boilet en soit encore à écrire des choses de ce genre, sachant :
    1. que toute personne qui s’intéresse réellement à la bande dessinée sait que comics, mangas, et BD, tout cela c’est la même chose : de la bande dessinée ;
    2. que ses propos ne seront de toute façon entendus que par des gens qui savent très bien que ces clivages géographiques sont dépassés depuis longtemps.

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    • Répondu le 22 septembre 2007 à  16:56 :

      L’idée que les clivages géographiques sont dépassés n’est peut-être pas nouvelle, mais de là à dire qu’elle est universellement acceptée, il y a un pas que je n’aurais garde de franchir. Il y a des amateurs de manga (par exemple) fort éclairés, et qui méconnaissent pourtant la production européenne ou américaine, quelque soit le genre d’ailleurs.

      La lecture de "romans graphiques" américains ou européens, et celle de mangas comme ceux publiés sous le label Sakka chez Casterman, révèle en effet une communauté de préoccupations narratives et graphiques qui va au-delà de ces distinctions géographiques. Mais il ne me semble pas que le gros de la production soit concerné, et je pense qu’on a encore pas mal de temps devant nous à entendre parler de manga, franco-belge et comics. Distinction utilisée encore, malgré ce que vous dites, par des amateurs "éclairés" tout à fait susceptibles d’entendre les discours de Frédéric Boilet.

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  • Je suggère à ceux qui pensent que le combat des clivages est dépassé de venir travailler ne serait-ce qu’une semaine dans une librairie spé BD.

    je vous assure que de beaux spécimens encore bien vivants prônant la supériorité de tel ou tel genre sur tel autre ( souvent le franco begle est, dans leur petit esprit étroit, bien supérieur à ce qui se fait dans le reste du monde ) hantent encore les rayons...

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  • Une légère correction à la notice de DP : E. de Goncourt employa effectivement le féminin pour "Manga", mais cette appellation ne se rattachait pas à UNE estampe mais à la description générique du matèriel des 15 volumes de "la Manga" d’Hokusai.

    "...pour la MANGWA ou les Poésies, certes ces ouvrages sont bien gravés mais ils sont loin d’avoir la perfection des trois volumes du Fouzi Yama..."
    (cité par E. de Goncourt -Hokusai)

    Plus loin : "Dans ce 11e volume. toujours la variété des premiers. Des poses, des attitudes de la vie intime, des croquetons..."(E.de Goncourt "Hokusai")

    - source "Le Fou de Peinture-Hokusai et son temps" catalogue d’exposition du Centre culturel du Marais, Paris 1981)

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