"L’économat de la BD", comme le qualifie joliment le dessinateur David Vandermeulen, a rendu son rapport sous le titre peu inspiré de la "rationalisation". On ne voit vraiment pas en quoi cette année est plus "rationnelle" que les précédentes.
La courbe parle d’elle-même : les fondamentaux varient peu. Les éditeurs ont réduit la voilure depuis cinq ans en publiant moins de nouveautés. Depuis 2012, tous les segments sont stables et suivent peu ou prou le même mouvement : un tassement dans le nombre de titres produits. Cela résulte d’une maturité du marché où chacun a trouvé ses marques, en attendant la nouvelle révolution.
Les mangas, première production nationale
On remarquera cependant que, depuis trois ans, on produit en Europe francophone davantage de nouveaux mangas que de nouvelles BD franco-belges. Cela s’explique par une vitalité constante des acteurs de la bande dessinée japonaise en France mais aussi - on le verra plus loin, et on fera ce même constat pour les comics US- une volonté de produire du chiffre d’affaires qui apporte de la marge. On remarquera aussi que les comics, fortement soutenus par les blockbusters de super-héros en salle comme à la télévision, ont pris leur envol depuis cinq ans : +38%. Mais les volumes des ventes, à l’exception notable de Walking Dead, restent néanmoins anecdotiques par rapport à l’ensemble du marché.
Un marché qui se réassure
Quand on regarde les tirages, on s’aperçoit que les blockbusters s’appuient sur des marques fortes, soit anciennement implantées dans le marché, comme c’est le cas pour la plupart des BD franco-belges (Astérix, Titeuf, Le Chat, Corto Maltese, Largo Winch...), soit appuyées sur la production TV et Ciné pour les comics (Walking Dead, Simpsons, Star Wars...) comme pour les mangas (One Piece, Naruto, Fairy Tail...). C’est un marché qui se réassure, qui s’appuie sur des données connues. Il est significatif que le seul segment en recul en terme de genre ces dernières années est la science fiction. L’avenir fait peur, les mangas comme les comics le traduisent bien.
On constate d’ailleurs que les principaux titres dans la production franco-belge qui ne sont pas des vieilles lunes et qui, cependant, tiennent le haut du pavé dans le Top 12, s’adressent à la jeunesse : Les Légendaires (Delcourt, deux nouveautés dans le Top 12), Les Nombrils (Dupuis), Les Minions (Dupuis, un vrai phénomène de librairie, soutenu pas sa présence sur les écrans, il est vrai). Il est significatif que les deux titres "ado-adultes" qui ne sont pas non plus de vieilles marques éprouvées sont empreintes de nostalgie : L’Arabe du futur (Ed. Allary) et Les Vieux Fourneaux (Dargaud).
Un marché atomisé
Les chiffres de Gilles Ratier, le timonier de ce travail de bénédictin assuré par l’Association des critiques et des journalistes de BD, montrent que l’édition continue de séduire les entrepreneurs : 368 éditeurs en 2015, avec une progression de +5%. Cela s’explique par une démocratisation de l’accès à l’édition ces dernières années due la relative modicité des prix d’impression. : l’impression à la demande a vraiment révolutionné les paramètres de la "petite édition" qui, certes, pèse peu sur le marché, mais qui influe sur le nombre de nouveautés produites.
L’autre raison est une diffusion facilitée notamment par la multiplicité des festivals, nombreux en France (certains petits éditeurs ou auteurs auto-publiés écoulent le plus gros de leur tirage par ce biais), ou par l’Internet.
En outre, le développement du financement participatif qui s’est durablement installé dans les mœurs de l’édition de BD francophone, a permis l’existence de nouvelles structures particulièrement imaginatives, tant en termes artistiques que commerciaux.
Mais la mortalité chez ces petits acteurs est grande : 92 éditeurs ont quitté la table de poker cette année, contre 111 nouveaux entrants.
À la recherche de la marge
Le rapport ratier pointe une baisse constante des tirages, comme si c’était une source d’inquiétude. Or, nous l’avons vu, les progrès de l’impression permettent de calculer au mieux le tirage par rapport à la demande du marché. Les délais de réimpression se sont considérablement réduits ces dernières années, de même que dans la logistique des transports. Le résultat est que les éditeurs fonctionnent davantage à flux tendu, car ils ont identifié que les coûts de stockage (loyer au m², manutention...) étaient la première source de cash drain dans l’exploitation du livre. Fines mouches, ils en profitent pour réduire les à-valoir aux auteurs et aux ayants droits en s’appuyant précisément sur l’argument de ces tirages décroissants. Si la ruse est peu pertinente pour des titres installés, elle pèse cependant sur les one-shots et les séries débutantes, ce qui entrave la création.
Quand on considère la politique globale des plus grands acteurs du marché, on constate que la majorité des efforts marketing portent sur les séries déjà installées depuis longtemps : Spirou, Blake et Mortimer, Lucky Luke, Thorgal, XIII, Titeuf, Le Chat... soit parce que l’on mise sur des marques propriétaires qui permettent de déployer un marketing à 360° en relation avec des exploitations merchandising et/ou cinématographiques qui sont devenues les premières sources de marge des grands éditeurs, soit parce cela permet de maintenir peu ou prou un fonds : un nouvel Astérix ou un nouveau Titeuf en faisant vendre d’autres, notamment par le biais de rééditions, vendues comme des nouveautés. C’est une importante source de marge puisque tous ces vieux titres sont amortis depuis longtemps. C’est d’ailleurs cette marge qui permet de dégager les puissants outils marketing mis en place. Ce sont évidemment les éditeurs les plus anciens qui sont les maîtres du jeu dans ce domaine.
La part de marché de la bande dessinée étrangère progresse encore
La publication des bandes dessinées étrangères, mangas ou comics en tête évidemment, lesquelles constituent cette année 58,9% des nouveautés en 2015, un chiffre encore en progression, est un autre exemple de publication à coût de développement réduit source de marge.
Il suffit d’acheter une licence, de concéder un à-valoir calibré sur le tirage initial, et l’affaire est faite, roulez jeunesse ! Pas d’auteur à financer en amont, pas de frais de développement en dehors d’une traduction et d’un lettrage, et même, le plus souvent, pas de gros frais de marketing : la sortie d’un film en salle ou quelques passages TV suffisent à l’affaire ! Dans certains cas, par exemple les Walking Dead ou One Piece, cela peut rapporter gros ! Cette politique peut être au cœur de véritables alliances bilatérales, par exemple entre Panini et Marvel, ou encore entre Média-Participations et Urban China.
Gilles Ratier souligne le nombre d’auteurs étrangers qui publient directement auprès des éditeurs français : Italiens, Espagnols,... On peut ajouter : Canadiens, Allemands, Scandinaves, Anglais, Brésiliens, Coréens, Japonais, Chinois, Croates, Israéliens... qui signent directement avec nos grands comme nos petits labels. Leur qualité, leur productivité, mais aussi la modicité de leurs exigences pèsent sur la situation des auteurs franco-belges. La mondialisation joue un rôle, ici aussi.
Tout ceci montre que la bande dessinée dans nos contrées n’est pas à la traîne. Le chiffre d’affaires mentionné par GfK et Livres Hebdo se signale plutôt par une progression dans les 9 premiers mois de 2015. Espérons que les événements de Novembre ne pèsent pas trop sur cette situation sommes toutes satisfaisante.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion