Près de quatre ans après la nomination de Benoît Mouchart à la direction éditoriale de Casterman, il devient tout doucement possible de tirer un premier bilan de sa ligne éditoriale sur la base d’un programme de rentrée.
Rendons d’ailleurs honneur à ce qui fait la particularité de Casterman : ses univers de grands auteurs ! Ce qui nous avait enthousiasmé en 2014 reste de mise : la plupart des grands noms du catalogue ont répondu présent pour cette rentrée 2016. Mais parfois avec les moyens du bord...
Les grands maitres
« Au Grand Palais et en librairie, c’est la rentrée Tintin ! », écrivions-nous il y a quelques jours. Et s’il y a un rapprochement à mettre au crédit de Benoît Mouchart, c’est bien celui de Casterman et de Moulinsart qui continuent de publier le Feuilleton intégral des œuvres d’Hergé, telles qu’elles sont parues au jour le jour dans la presse de l’époque. Prêt à trôner sous les sapins, le volume 1937-1939 ne sortira pourtant que le 23 novembre...
Autre société d’ayants droits dont l’entente semble au beau fixe avec le directeur éditorial, La Cong S.A. autorise enfin la réédition très attendue de Ticonderoga. Casterman annonce les premiers pas d’Hugo Pratt en tant qu’auteur complet. Il nous tarde de découvrir comment l’éditeur étaye cette affirmation, car le scénario est tout de même signé Hector Oesterheld, même si Pratt déclarait que : "beaucoup de choses venaient de lui" [1].
Outre cette ambiguïté, nous ne manquerons pas de revenir sur la double sortie en format normal et à l’italienne de cet album-phare d’Hugo Pratt. En effet, la première et unique édition en français de ce récit dans l’esprit de Fort Wheeling date de 1982 et proposait un graphisme très approximatif basé sur les publications en magazine. On ne peut donc qu’attendre impatiemment le travail de restauration réalisé par La Cong. Ce qui augure d’ailleurs un bel avenir à d’autres perles introuvables, telles que Billy James ou l’imposant Junglemen.
Si Jacques Martin nous a quittés en janvier 2010, ses personnages continuent de faire rêver des centaines de milliers de lecteurs, à commencer par Alix qui se décline toujours dans sa série éponyme, et Alix Senator. Chacune de ces séries profite d’une nouveauté cette automne : l’Alix jeune partira à la chasse au trésor en pleine civile sous le trait de Venanzi, tandis que son alter ego Senator se rendra au temple de Cybèle à Pessinonte, une cité galate fondée paraît-il par le roi Midas lui-même.
Et lorsqu’on pense à Casterman, impossible de ne pas y associer le nom de Jacques Tardi. L’infatigable expert de la Grande Guerre repasse une couche avec Le Dernier Assaut, un one-shot qui relate les rencontres d’un brigadier égaré entre les lignes de front. Dans cet album d’une centaine de pages couleurs, on pourra également trouver à nouveau un CD de son épouse Dominique Grange. A découvrir le 5 octobre.
Toujours dans la veine graphique de Tardi, Emmanuel Moynot reprend la destinée de Nestor Burma pour la quatrième fois. Autant on avait pu apprécier les diverses ambiances des arrondissements des Nouveaux Mystères de Paris, autant il nous tardait de retrouver le détective de l’agence Fiat Lux sous l’Occupation, dans la foulée du fabuleux 120, Rue de la Gare. Ce sera chose faite dans Nestor Burma contre C.Q.F.D., tout juste de retour du stalag (le 12 octobre).
Si on se réjouit de découvrir la seconde partie de Revoir Paris, la visite futuriste de la capitale française imaginée par le génie visionnaire de Schuiten & Peeters qui profiteront également d’une exposition Machines à dessiner au Musée des Arts et Métiers, on peine à comprendre la stratégie de Benoît Mouchart concernant un autre Belge fidèle à Casterman : Philippe Geluck.
L’auteur du Chat prend actuellement un recul bien compréhensible, comme il vous l’expliquera lui-même prochainement, mais Casterman n’en réédite pas moins L’Art et le Chat, un album paru il y a six mois et auquel l’éditeur rajoute 8 pages... "inédites" ! Non sans oublier un coffret Bons baisers du Chat qui reprend le meilleur du Chat sous diverses formes. Les 300.000 acheteurs du Chat manqueraient-ils à ce point à l’éditeur qu’il se doit de recycler ses publications de manière si biaisée ?!
Enfin, Enki Bilal ne participera que très modestement à cette rentrée, par le biais d’Exterminateur 17, un personnage qu’il avait créé avec Jean-Pierre Dionnet. Une intégrale regroupera les trois tomes de la Trilogie d’Ellis dessiné par Igor Baranko, sans doute accompagnés du "premier" album de la série, ce qui légitime la couverture de l’auteur d’origine..
Les nouvelles séries
Outre les relations avec ses auteurs-phares, l’apport véritable d’un éditeur passe surtout par les nouveaux univers qu’il découvre et promeut. En ce domaine, la rentrée Casterman reste mitigée...
Sur la base attirante d’un jeune lecteur qui parvient à pénétrer au sein des récits majeurs de la littérature du XIXe siècle, Les aventures ahurissantes de Benjamin Blackstone déçoivent malgré le scénario signé par l’estimable François Rivière (Le Privé d’Hollywood, Albany & Sturgess, Victor Sackville, etc.). Les personnages ne développent pas de réelle personnalité, les touches humoristiques tombent à plat, et l’on attendait surtout mieux de l’utilisation de ces chefs-d’œuvre de la littérature. On voit mal comment un second tome pourrait sauver du naufrage ce que Casterman considère néanmoins comme une de leurs valeurs sûres de sa rentrée.
Heureusement, la seconde nouvelle série intitulée Les Larmes d’Apretagne de de Monin, Venries et Courric équilibre un peu ce bilan. Malgré un ton assez rude et quelques pages au trait aléatoire, on se passionne pour ces deux jeunes hommes, le Prince et l’esclave, que tout oppose. La construction des personnages et les combats qui rythment ce premier tome le destinent aux adolescents qui cherchent du renouveau en bande dessinée : ils seront servis !
Quant à ceux qui apprécient les temps historiques troublés, l’adaptation du best-seller de Tim Willocks La Religion et dessiné par Jacamon (Le Tueur) devrait leur permettre de mieux comprendre l’affrontement en 1565 des troupes de Soliman le Magnifique imposant le siège aux Hospitaliers de Malte. Un défi attendu pour le 19 octobre.
Les one-shot : le paradis...
Outre ses grands auteurs dont ils ont voulu rassembler les œuvres, Casterman s’est historiquement illustré par la qualité de ses one-shot ou romans graphiques, selon les acceptions, à commencer par Le Grand Pouvoir du Chninkel, l’un des plus gros tirages en ce domaine. C’est dire si l’éditeur est attendu de pied ferme dans son domaine de prédilection.
Et de religion, il est de nouveau question avec le passionnant Crépuscule des Idiots de Jean-Paul Krassinsky. En imaginant les bouleversements qu’un prophète tombé du ciel provoque au sein d’une bande tribale de singes, Krassinsky dézingue les religions et prédicateurs de tout poil. Loin du pamphlet agnostique, cette satire permet de prendre du recul sur les schémas de pensées judéo-chrétiens martelés depuis des siècles. Malgré quelques baisses de régime, cet album cumule intelligence, humour et réflexion. Un des immanquables de cette rentrée pour les lecteurs qui cherchent à se divertir sans s’abrutir !
Autre recherche du bonheur, la rencontre du magnifique dessin de Michel Plessix (Le Vent dans les Saules, Julien Boisvert, etc.) et du scénario de l’inespéré Frank Le Gall nous propose la plus belles des parenthèses positives de cette rentrée ! Surfant sur le précédent Vent des Sables, l’auteur de Théodore Poussin permet à son complice Plessix de se sublimer dans Là où vont les fourmis. Ce conte est à la fois tendre, simple, humoristique, poétique, touchant et universel. Il réunit les aspirations personnelles de l’enfant qui sommeille en nous avec les légendes qui façonnent chaque culture. A la fois proches et différentes des précédentes séries à succès de Michel Plessix, Là où vont les fourmis se profile comme l’incontournable "Casterman" de la rentrée.
Enfin, n’oublions pas l’attendue Joséphine Baker ainsi que Andersen, les ombres d’un conteur dont nous venons de vous parler !
Les one-shot : ...le purgatoire...
D’anges en voie de déchéance, il est bien question dans l’adaptation du roman de Carlos Salem : Je viens de m’échapper du ciel. Si le graphisme et les centres d’intérêts de Laureline Mattiussi (L’Île au poulailler, La Lionne, etc.) trouvent un magnifique écho dans l’évocation de ce gangster en proie au vague à l’âme, le récit en manque de repère risque de désarçonner les amateurs de polars.
Quant aux férus de récits poétiques et inspirés, ils auront raison d’oser entrer dans cette sarabande urbaine, et même si la conclusion pourrait les laisser sur leur faim, la superbe mise en page de l’auteure doublée de son hypnotique noir et blanc leur proposera un voyage dans l’esprit des films de la nouvelle vague britannique.
Quant au social, la collection Sociorama nous livre encore deux très intéressantes études sociologiques : la première est consacrée au métier de journaliste qui doit filmer les banlieues, et le second s’intéresse à la grande distribution. Une fois de plus, le propos est passionnant… mais le dessin et la mise en page comportent trop d’approximations pour espérer passionner les foules.
La couverture d’Encaisser laisse à penser que le livre se focalise sur le métier de caissière, alors que c’est toute la grande distribution qui est passée au peigne fin. Malgré un objectif assez orienté, on se passionne rapidement pour un sujet qui nous touche tous et qui représente l’évolution de notre mode social, qu’il soit lié à la consommation ou au monde du travail.
D’un graphisme moins abouti que le précédent, La Banlieue du 20 heures aborde pourtant un sujet fort qu’il faudrait mettre dans les mains de tous les spectateurs de JT, afin qu’ils puissent du recul par rapport à une information souvent instantanée et dirigée qu’on leur sert chaque soir. Mais une fois de plus au sein de la collection Sociorama, le graphisme sera un trop gros frein pour atteindre cet objectif…
Les one-shot : ...et l’enfer
L’avantage des one-shot n’est plus à démontrer : le lecteur débute un récit dont il est certain de connaître directement la conclusion, et l’auteur peut souvent se permettre de faire varier le format ou la pagination pour donner du sens à son univers. Mais une fois le livre ouvert et le graphisme validé par l’amateur, il s’agit souvent d’une loterie car les livres inspirés côtoient les mal fagotés. Puis une bonne idée n’est pas toujours développée à bon escient si elle n’est pas cadrée par l’éditeur.
Au propre comme au figuré, c’est un principe qui s’est sans doute confirmé avec La Loterie, réalisé en solo par Myles Hyman. L’auteur a effectivement choisi d’adapter seul une nouvelle qui fit scandale aux Etats-Unis à sa sortie en 1948. L’auteure Shirley Jackson n’est autre que la grand-mère de Myles Hyman, et elle est également considérée par Stephen King comme l’une des références de la littérature américaine. Le maître de l’horreur écrivit d’ailleurs une nouvelle en hommage à La Loterie de Shirley Jackson.
Le propos de l’ouvrage est donc passionnant, et le magnifique trait de Miles Hyman convient parfaitement pour dépeindre cette Amérique profonde de l’après-guerre. On s’attend donc à une nouvelle réussite de l’auteur qui nous avait déjà conquis avec les précédents Nuit de fureur, Le Dahlia noir, et les autres.
Et pourtant, on déchante rapidement. Graphiquement parlant, le style d’Hyman reste somptueux, et l’on comprend le lien familial et la thématique qui le lient à cette nouvelle. Mais le choix de longues séquences muettes et d’un découpage présentant des successions de cases très rapprochées ne convient pas à son style posé.
« L’enfer, c’est les autres », disait Sarte. Cette phrase trouve bien entendu un autre sens dans cette Loterie. On regrette pourtant que l’éditeur n’ait pas pu mieux encadrer le talent graphique de Miles Hyman qui a ressenti « l’envie de se mettre en danger en devenant auteur complet ».
Autre excellente idée de départ mal finalisée : Le Rose vous va si bien, scénarisée par Véronique Grisseaux et dessinée par Eva Rollin. Cet hommage parodique à Barbara Cartland ne parvient pas à choisir entre l’un de ses deux aspects. L’entame littéraire de chaque chapitre est intelligemment amenée, et l’idée de faire intervenir l’écrivaine dans la vie-même de ses personnages apporte humour et fraîcheur. Mais après quelques dizaines de pages, on ne trouve plus beaucoup d’intérêt à cette récit à l’eau de rose dénué de toute surprise, ni à la gouaille presque forcée de cette écrivaine caractérielle.
La suite des séries
Finalement, on vient presque à se réfugier auprès des séries qu’on connaît et dont on attend les suites : Canardo, Le Monde d’Après de Chauzy, le maintes fois annoncé et repoussé Universal War Two T. 3 de Denis Bajram, La Guerre des Lulus, Eternum T. 2 de Christophe Bec & Jaouen, Médée T. 3, Les Poilus d’Alaska, Les Cinq de Cambridge, une nouvelle aventure de Scott Leblanc dont nous vous reparlerons, ainsi qu’en point d’orgue la conclusion d’India Dreams porté par deux albums signés par Maryse & JF Charles.
N’oublions pas non plus le tome de Lastman qui va non seulement profiter de la diffusion espérée du dessin animé sur France 4, tandis que Bastien Vivès sera certainement interviewé pour la sortie du film Polina ce 16 novembre dans les salles obscures.
Difficile de tirer un bilan complet sur la base de cette ligne éditoriale, car elle propose d’excellentes surprises mais aussi d’amères désillusions. Sans doute faudra-t-il attendre le second numéro de Pandora, la nouvelle revue de bande dessinée de Casterman, pour mieux jauger l’apport de Benoît Mouchart ?
(par Charles-Louis Detournay)
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Lire également l’interview de Benoît Mouchart : « La vocation de Casterman est de mettre en valeur l’œuvre de ses auteurs »
Lire également nos article concernant la rentrée avec :
Vents d’Ouest
Le Lombard
Les Humanoïdes Associés
Dargaud
Tous les visuels sont : © Casterman.
[1] De l’autre côté de Corto - Entretiens avec Dominique Petitfaux, p43, 1996, Casterman.
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