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La sélection du Prix Asie-ACBD fait le choix résolu de la production "indé"

Par Guillaume Boutet Aurélien Pigeat le 7 juin 2015                      Lien  
L'ACBD vient de donner la liste des mangas que l'association distingue cette année à travers la Sélection du Prix Asie de la Critique ACBD 2015. Une liste qui nous laisse un peu circonspects dans la mesure où elle ignore soigneusement des pans entiers de la création manga, et pas des moindres, et entérine une vision élitiste, et de fait étroite, de l'offre manga en français.

Voici donc cette sélection 2015 dont nous reprenons le communiqué. Il s’agit tout d’abord d’une sélection « de cinq titres en compétition pour le Prix Asie de la Critique ACBD 2015 (...) qui distingue une bande dessinée asiatique publiée en français entre juillet 2014 et juin 2015 [et qui] sera remis en public le vendredi 3 juillet 2015 sur la scène « Kuri » de la Japan Expo. »

Sont en compétition cette année :

TitreAuteur Éditeur
Le Disciple de Doraku Akira Oze Isan manga
Innocent Shin’ichi Sakamoto Delcourt
Inspecteur Kurokôchi Kôji Kôno et Takashi Nagasaki Komikku
Poison City Tetsuya Tsutsui Ki-oon
Sunny Taiyou Matsumoto Kana

Cette liste est complétée par un « hors compétition » de quinze titres dont « le Comité de Sélection Asie-ACBD recommande également la lecture » :

TitreAuteur Éditeur
A Silent Voice Yoshitori Oima Ki-oon
Altaïr Kotono Kato Glénat
Au Pays du cerf blanc Li Zhiwu & Chen Zhongshi La Cerise
Coffee Time Tetsuya Toyoda Ki-oon
Demokratia Motorô Mase Kazé
Erased Kei Sanbe Ki-oon
Les Femmes du zodiaque Miyako Maki Lézard noir
La Fille de la plage Inio Asano IMHO
Juge Bao T6 Chongrui Nie & Patrick Marty Fei
Ladyboy vs Yakuzas Toshifumi Sakurai Akata
Le Paradis des chiens Sayuri Tatsuyama Glénat
Le Parfum des hommes Kim Su-Bak Atrabile
Pandémonium Sho Shibamoto Ki-oon
Le Requiem du roi des roses Aya Kanno Ki-oon
Ressentiment Kengo Hanazawa Ki-oon

Signalons tout d’abord que cette liste présente de nombreux titres que nous avons appréciés et défendus sur le site, qu’il s’agisse de ceux en compétition [1] ou des séries recommandées [2]. Ce qui ne peut que nous satisfaire.

Et qu’elle nous rappelle, ensuite, à notre propre insuffisance concernant d’autres titres plus qu’estimables - au premier rang desquels La Fille de la Plage de Inio Asano - dont nous n’avons pas parlé, diverses raisons faisant que nous ne parvenons pas à bien couvrir certains catalogues.

Un paysage bien particulier du manga publié en France

Première observation que l’on peut formuler en découvrant cette sélection : elle accorde, et c’est tout à l’honneur du comité, une très forte visibilité à certains titres, catalogues et éditeurs qui n’en ont guère au fil de l’année.

Mais ce qui nous gêne cependant, c’est que la liste proposée par le Comité ACBD s’avère, au-delà de cette démarche louable, d’une homogénéité terrible, et ne ménage place qu’à la production "indé", "arty", "intello" - l’appellation précise importe peu ici - ou presque ; celle des petits éditeurs, qui ne proposeraient donc que du manga qualitatif, par opposition aux gros éditeurs qui se contenteraient de travailler avec une logique quantitative.

Ainsi, la sélection met soigneusement de côté le gros de la production manga française de cette année pour souligner la production des petits, comme dans un objectif de compensation transformé en entreprise de récompense.

La sélection du Prix Asie-ACBD fait le choix résolu de la production "indé"

Est-ce à dire que les séries relevant du shônen, shôjo ou seinen grand public sont par essence à proscrire ? Qu’il n’y a rien de qualité dans cette production pléthorique ? Si tel n’était pas le cas cela signifierait-il que les journalistes du comité [3] ne s’y intéresseraient pas suffisamment, n’exploreraient pas assez ce champ, vaste s’il en est, pour être capable d’en discriminer le bon grain de l’ivraie ?

Choisir les titres du lézard noir ou d’IMHO, de Fei ou d’Isan Manga, d’Atrabile, La Cerise ou d’Akata, bref des petits éditeurs indépendants, est certes - en principe - gage de qualité, en plus du fait que cela permet d’affirmer son soutien à une certaine idée - engagée, dans le bon sens du terme - du manga et de la bande dessinée. Mais une sélection de l’année ne peut à notre sens se contenter de ce seul pan de l’offre manga.

D’autant que dès lors que la sélection ne propose rien d’autre que ce type de production, la démarche peut apparaître comment une manière de se dispenser de défricher, pour des lecteurs qui sont de notre point de vue certainement aussi en demande d’expertise dans ces domaines, le terrain du manga grand public et de son offre pléthorique.

La présence massive de Ki-oon (7 titres sur 20 !) dans cette sélection nous semble d’ailleurs le révélateur d’une forme d’ambivalence du comité sur cette question. L’éditeur, certainement l’un des meilleurs – si ce n’est le meilleur – actuellement dans le monde du manga français, et reconnu comme tel, semble réaliser un compromis idéal entre production de masse s’adressant au grand public et travail éditorial plus affiné et affirmé, de type indépendant. Et offrir ainsi une sorte de caution grand public à une sélection qui demeure tout de même dans une sphère restreinte et bien identifiée.

Cet élitisme de fait, proche de la posture, répondant à un marché de masse considéré avec soupçon pour ne pas dire mépris, semble empêcher toute construction d’un compromis pourtant nécessaire si l’on veut réellement s’intéresser à ce que le manga propose chez nous.

Peut-on dire au passage l’embarras de voir se reproduire dans le champ du manga des processus de distinction, au sens sociologique, comme on en voit dans les autres arts ? Comme la littérature regarde de haut la bande dessinée, comme celle-ci fait de même avec le manga, il faudrait voir le schéma se reproduire à l’intérieur même de la création manga.

On recouperait là des problématiques et tensions critiques que l’on observe par exemple dans le cinéma, où le clivage entre cinéma d’auteur et cinéma populaire véhicule tant d’aprioris qu’il en fausse le jugement critique ou esthétique sur de nombreuses œuvres et contraint d’attendre des années voire des décennies pour que tel ou tel auteur, issu du champ populaire, soit reconnu à sa juste valeur (à titre d’exemple, la réhabilitation récente de George Miller pour son Mad Max Fury Road constitue un cas d’école, et l’on peut considérer qu’il n’est pas incompatible d’apprécier à la fois les films de Jean-Daniel Pollet et ceux de Dario Argento).

Le positionnement idéologique opéré par le Comité de sélection du Prix Asie de l’ACBD nous semble donc assez clair, et peut tout à fait se défendre. Après tout, c’est une conception de la bande dessinée, à travers le cas particulier de la production manga ainsi mise en avant, qui se donne là assez nettement à observer. Mais on peut aussi la contester.

Un autre paysage du manga, de qualité, est-il envisageable ?

D’autant que ce qui nous frappe, c’est que la précédente sélection nous avait paru justement faire l’effort d’équilibrer un peu les forces en présence en proposant des titres comme Alice in Borderland, Assassination Classroom, Hell’s Kitchen ou encore Montage. Pas forcément des titres que nous aurions à tout prix défendus, mais des séries qui témoignent d’un autre pan de la production manga qui nous semble assez cruellement faire défaut cette année.

De même, la cohérence de l’ensemble nous paraît poser problème. On trouve plutôt des nouveautés, et c’est logique, mais des séries au long cours s’invitent aussi dans la sélection (Le Juge Bao, chez Fei, débuté en 2010 et qui s’est achevé en début d’année), et certains titres ont même la chance d’être présents deux années de suite (Le Disciple de Doraku, chez Isan Manga, dans les recommandations l’an dernier et en concours pour le prix cette année) ! Ou comment donner l’impression d’une pauvreté insigne de la production manga en France...

À côté de cela, certains éditeurs majeurs du paysage se trouvent complètement (ou presque) absents du panorama dressé par le comité de l’ACBD où l’importance d’un éditeur dans le marché du manga apparaît inversement proportionnelle à sa représentation dans la sélection.

Ainsi, parmi ceux qui s’en sortent vaguement, on trouve Glénat, qui a droit à deux références. L’une, pour un titre animalier, genre à la mode en ce moment, à destination du plus jeune public : Le Paradis des chiens. L’autre pour l’excellent Altaïr, qui a la particularité de se passer dans un environnement géographique proche de l’Europe en proposant un bassin méditerranéen de fiction. Mais rien, et c’est notre regret, concernant La Tour fantôme, vibrant hommage aux divers sous-genre de la culture populaire et pour nous la série de Glénat la plus étonnante et passionnante de l’année.

Kana, lui, est présent à travers l’inévitable Sunny, de Taiyo Matsumoto, dont on espère qu’il remportera le Prix, et Delcourt via le nouveau manga de Shin’ichi Sakamoto, Innocent : deux titres incontournables d’auteurs déjà célèbres et célébrés. Il en est un peu de même pour Inspecteur Kurokôchi, chez Komikku, série de Takashi NagasakiI, scénariste attitré de Naoki Urasawa.

Kazé enfin s’en tire avec un seinen sur des thématiques en vogue en ce moment (politique et monde numérique), Demokratia. Un titre intéressant, mais tant qu’à puiser dans le catalogue de l’ayant droit de Shueisha et des titres issus du Weekly Shonen Jump, il aurait sans doute été intéressant d’évoquer World Trigger, classique dans ses débuts mais qui connaît à présent justement une tournure qui rend le titre particulièrement intéressant.

Ou encore d’aller du côté d’une des spécificités de cet éditeur, le manga ciblant un public féminin : Avec Gokusen, Kazé a proposé cette année un josei - manga visant un public féminin adulte - attitude courageuse tant le créneau est peu porteur en France et qui s’appuie là sur une série d’une grande qualité.

De leur côté, Pika, Kurokawa, Tonkam, Soleil, Panini ou même Taïfu (que des éditeurs à plus de 70 nouveautés dans l’année) repartent bredouille malgré quelques propositions fortes cette année.

Ainsi, pour Pika, dont pourtant l’un des auteurs-phare, Ken Akamatsu, se trouve être l’invité d’honneur de Japan Expo cette année, avec sa nouvelle série UQ Holder ! Et c’est d’autant plus surprenant que Pika a proposé ces derniers mois dans le shônen deux des phénomènes majeurs du marché : L’Attaque des Titans d’une part, Seven Deadly Sins d’autre part.

Cette dernière série, empruntant directement à la légende arthurienne, et à juste titre dans la sélection jeunesse d’Angoulême cette année, constitue pour nous un renouement autant qu’un renouveau du shônen, reprenant les archétypes du genre pour en proposer une variante dans laquelle l’amour se substitue à l’amitié (dans une transposition moderne du concept de l’amour courtois de la chevalerie).

Certaines planches évoquent de façon saisissante l’intensité du trait d’Akira Toriyama, et son auteur, Nakaba Suzuki, semble échapper à tout système : en 17 ans, il a en effet travaillé pour quatre éditeurs, proposant à chaque fois des œuvres explorant un genre précis et différent... et dessinant actuellement Seven Deadly Sins sans assistant !

Pour Tonkam, si nous avons nous-même ici souvent souligné la faiblesse de plusieurs titres proposés cette année, ce serait être injuste que de ne pas louer et soutenir la démarche d’édition de l’œuvre immense d’Hirohiko Araki, Jojo’s Bizarre Adventure et ses nombreuses parties. Tonkam nous a ainsi, en plus de Steel Ball Run, offert ces derniers mois les saisons 1 et 2 Phantom Blood et Battle Tendency.

Et puisque nous sommes à évoquer les démarches éditoriales qui visent à proposer au public des œuvres à l’aura culte, mais ayant du mal à trouver leur public, il ne faudrait pas oublier les nouveaux tirages des premiers tomes, qui étaient devenus introuvables, de Dorohedoro, proposés par Soleil Manga. Il s’agit là d’un des titres-phare du magazine de prépublication, plutôt underground, Ikki, qui vient d’être arrêté à la fin 2014.

Parmi les grands événements mangas de l’année à nos yeux, allons encore du côté de Kurokawa, qui vient de lancer Arslan, mais qui nous a aussi gratifié de Red Eyes Sword dans l’année, emblématique à nos yeux du caractère de plus en plus poreux de la frontière entre shônen et seinen, les codes de l’un et de l’autre s’y mêlant allègrement. Ou évoquer Area 51, de Masato Hisa, excellente surprise proposée par Casterman d’un mangaka que l’on découvre chez nous puisque Glénat publie en même temps une autre de ses séries, Jabberwocky.

Et n’oublions pas de regarder du côté du shôjo : d’importantes séries viennent de trouver une conclusion cette année comme Switch Girl chez Delcourt (25 tomes), ou encore L’Académie Alice chez Glénat (31 tomes !). Et parmi les nombreuses nouveautés shôjo qui ont marqué la période, on aurait pu trouver, par exemple, un titre comme Six Half, de Ricaco Iketani, chez Delcourt, ou Yona : Princesse de l’aube, chez Pika, qui s’inscrit dans une longue tradition de fresque d’aventure shôjo, aux côtés, par exemple, de L’Arcane de l’aube et de La Fleur millénaire (tous deux chez Kazé Manga) et de Basara (chez Kana).

Cependant la sortie tardive de certains de ces titres, trop proches de Japan Expo, peut expliquer leur absence de la sélection.

Dans tous les cas, voilà quelques propositions de ce qui nous a semblé rythmer l’année de manière positive, du côté de titres par ailleurs populaires. Tout cela n’a rien d’exhaustif et témoigne avant tout de nos goûts, choix esthétiques et, encore une fois, insuffisances et méconnaissances.

Nous tenions à les formuler après avoir découvert cette liste du Prix Asie de la Critique ACBD, tant celle-ci nous a semblé à la fois donner l’image d’un entre-soi un peu gênant des éditeurs indépendants, ne puiser que dans des auteurs ou catalogues déjà repérés, et se situer assez loin de la réalité de ce qu’est le manga en France.

Avec cette étrange sensation que pour qu’un manga ait droit de cité, il se doit plus ou moins de détonner par rapport aux codes du genre : les cas typiques (génériques ?) de productions et de créations populaires semblant a priori proscrits quelles que soit par ailleurs les qualités dont ils témoignent.

C’est cela que nous regrettons avant tout à travers cette sélection. Parce qu’il y a là un champ ouvert qui n’est pas exploité, une demande à laquelle il n’y a pas de réponse apportée. En espérant retrouver l’an prochain une sélection qui ménage aussi une place à ce pan du manga.

(par Guillaume Boutet)

(par Aurélien Pigeat)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

[1Lire les chroniques de Sunny, de Inspecteur Kurokôchi, de Poison City ou de Innocent tome 1 et tome 2.

[3La liste des membres du comité de sélection Asie-ACBD 2015 :
Frederico ANZALONE (Bodoi), Hélène BENEY (Canal BD Magazine, Zoo), Jérôme BRIOT (Zoo), Jérôme DIEUSET (Télé Z, Télé Z Jeux), Stéphane DUBREIL (Guerres et histoire, casesdhistoire.com), Patrick GAUMER (Dictionnaire mondial de la BD [Larousse]), Stéphane JARNO (Télérama), Sébastien KIMBERGT (Animeland, Manga 10 000 Images, Japan Life Style), Sébastien LANGEVIN (Canal BD Manga Mag), Bernard LAUNOIS (Auracan.com), Thierry LEMAIRE (Zoo, Actuabd.com, Casesdhistoire.com), Florian RUBIS (dBD, Actuabd.com, Animeland.com), Anne-Laure WALTER (Livres Hebdo).

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