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La vogue des « Madeleines de Proust » graphiques

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 8 juin 2005                      Lien  
Le paysage éditorial de la BD voit surgir de plus en plus souvent des petits objets qui sont autant de témoignages précieux d'un passé dont seuls émergent quelques signes caractéristiques, écume colorée d'une civilisation oubliée. Chez Katchor, on en vient même à douter qu'elle ait jamais existé.

Deux nouveautés illustrent cette tendance : Histoire urbaines de Julius Knipl, photographe de l’Américain Ben Katchor (Editions Casterman, collection Ecritures) et Echoesland de Pauline Fondevilla et François Olislaeger (Editions Denoël Graphic).

L’égal de Proust, selon le « New Yorker »

La vogue des « Madeleines de Proust » graphiques
Histoires urbaines de Julius Knipl
de Ben Katchor (Casterman).

On connaît Ben Katchor grâce au merveilleux Juif de New York (Editions Fremok), une uchronie fantaisiste qui reconstitue de façon saisissante, bien que controuvée, la ville de New York au moment de la première vague d’immigrations juive sépharade dans les années 1830. Katchor nous avait envoûtés par sa capacité à mettre en valeur les petites notations précieuses, allusives et cependant pleines de sens. Dans Julius Knipl, une BD qu’il a publiée en feuilleton dans la revue d’architecture Metropolis, il invente un personnage improbable, photographe d’immobilier de son métier, en réalité collectionneur de petites anecdotes décalées et absconses à la manière d’un Glen Baxter. Cela donne un petit livre étrange, empreint de poésie, à propos duquel le New Yorker n’hésita pas à écrire : « Katchor fait pour la bande dessinée ce que Proust fit pour le roman ». Ce n’est pas qu’une formule en l’air. Il y a chez Katchor un permanent jeu de piste avec la nostalgie, une volupté de l’instant que l’on trouve chez Proust. Chez lui, comme chez Jose Luis Borges, les choses portent un message magique qu’il appartient à chacun de décrypter pour mieux appréhender son rapport au monde. Cet album qui se lit d’une façon différente d’une BD traditionnelle (le format à l’italienne a été transformé en livre de poche, l’album se lit donc à l’horizontale), comme c’est le cas pour les mangas publiés dans le sens de lecture d’origine, distille avec bonhomie ces instants savoureux dont on découvre au bout de quelques pages qu’ils évoquent une époque qui n’a jamais existé dans la réalité, un passé de synthèse que l’on gloutonne avec le même plaisir que des madeleines trempées dans le thé.

Souvenirs du 20ème Siècle

Echoesland
de Fondevila et Olislaeger (Denoël Graphic)

Dans l’univers onirique de Pauline Fondevila et François Olislaeger, les traces du passé ne sont pas inventées. Au contraire, elles constituent une synthèse des signes laissés par un siècle qui commence dans le sommeil de Little Nemo, dont les rêves font d’élégantes volutes aux teintes rose et bleu raffinées, mais qui virent rapidement aux Cauchemars de l’amateur de fondue au Chester (un autre chef-d’œuvre de Winsor McCay dans le même registre). Chez Olislaeger, on retrouve l’emploi du noir et les accents étranges du Krazy Kat de Georges Herriman mis au service d’un récit surréaliste collectionnant les allusions à Truffaut, Bunuel, Trondheim, Polnareff, Craig Thompson, Godard, Miyazaki, Fellini, Duras, spiegelman, Peter Handke, Saint-Exupéry, Kirby, Kubrick, Warhol... Si Edouard Herriot a pu dire que « La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié », on peut postuler que Fondevila et Olislaeger n’ont pas oublié grand-chose et même qu’ils ont retenu l’essentiel.

« Appel de note »

A l’Ombre des Tours mortes
d’Art Spiegelman ’Casterman).

Cet « appel de note » graphique est très présent dans la BD dès l’époque des pionniers. Il serait intéressant de relire la série Bringing Up Father (en français : La Famille Illico) de Geo McManus en mettant en évidence son rapport aux Arts Décoratifs. Mais c’est à partir de la fin des années soixante-dix avec la Ligne Claire popularisée par le Hollandais Joost Swarte et le Flamand Ever Meulen, aussitôt suivis par des graphistes comme Ted Benoit, Floc’h, Serge Clerc ou Yves Chaland que l’emprunt aux traits du passé a pris une valeur référentielle, se fait dans la déférence. Jusque-là, la reprise stylistique marquait un attachement à un univers déterminé sans intention stylistique. Il en a résulté des productions médiocres, souvent abâtardies par des tâcherons qui reprenaient les séries quand les maîtres avaient cassé la pipe. Avec des gens comme Chaland ou encore chez Paul Pope quand il emprunte à Jack Kirby, une dérision lisible en filigrane permettait de prendre une distance, nécessaire pour ne pas perpétuer les valeurs conservatrices qui sous-tendaient le style des fondateurs.

L’art de la nostalgie

Ghost World
de Dan Clowes (Vertige Graphic)

Mais ce qui distingue Ben Katchor de ces galapiats fascinés, outre que son dessin est proprement original, c’est un propos sensible, loin de l’exercice de style, de la seule gymnastique graphique. La référence au passé intervient surtout dans les atmosphères architecturales, dans la magie des objets. Interrogé sur l’ambiance nostalgique, presque maladive, de ses bandes, Katchor ne manque jamais de souligner qu’elles ne portent en aucun cas le deuil d’un monde qui a disparu, celui de nos parents et de nos grands-parents, ou encore l’idée que notre génération devrait dupliquer les valeurs, opinions et sentiments de nos pères, le genre de propos tenus par quelques républicains conservateurs de la trempe de Georges W. Bush ; elles ne sont pas non plus celles, touchantes mais assez vaines, de ces collectionneurs de boîtes de métal décorées ou de poupées Barbie des années cinquante.

Katchor constate simplement, comme l’explique très bien Michael Chabon dans la préface de Julius Knipl, que « le passé est une autre planète, et chacun devrait s’émerveiller, comme nous le faisons, quand les traces de cette planète surgissent sur la nôtre. » On n’est pas loin du propos d’un autre maître du présent antérieur, le Dan Clowes de Ghost World.

Du coup, le dernier opus d’art spiegelman, A l’Ombre des Tours mortes - où le récit de l’attentat du 11 septembre côtoyait curieusement, dans un voisinage que j’ai pu qualifier de régressif, des reproductions des pages des fondateurs de la BD américaines (dont Little Nemo) pourrait presque, à la lumière de cette tendance, prendre valeur de manifeste. Le passé comme antidote à la folie du présent, révélé dans un travail sur les tréfonds de son inconscient, c’est précisément ce que suggère le rêve de Nemo. Et c’est pourquoi il en tombe de son lit.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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