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"Largo Winch", "Lady S", "I.R.$."... Quand la bande dessinée franco-belge parle de géopolitique

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 13 novembre 2014                      Lien  
Trois nouveautés paraissant ces jours-ci démontrent que la bande dessinée franco-belge "mainstream" porte des idées politiques qui vont bien au-delà de la simple conversation de café du commerce. Au contraire, elles véhiculent les symptômes et les peurs d'une économie mondialisée d'une façon bien plus pertinente que les flashs d'actualité.

« La politique d’un État est dans sa géographie » professait jadis Napoléon [1]. Maintenant que l’économie s’est mondialisée, la politique, c’est une tautologie, est devenue mondiale elle aussi. La théorie de "l’effet papillon" appliquée aux affaires est plus que jamais à l’œuvre. Les auteurs de BD l’ont bien compris, eux qui sont passés de la BD de reportage (cf. Le Photographe de Guibert, Lefèvre & Lemercier, Dupuis ou récemment Retour au Kosovo de Jakupi & Gonzalez, également chez Dupuis), à la chronique sociale dont Étienne Davodeau est l’un des plus illustres représentants actuellement sous les feux de l’actualité.

Mais les réflexions les plus abouties sur la théorie politique ou économique (je ne parle pas de cet ersatz de BD qu’est La Ligue des économistes extraordinaires, chez Dargaud), sont le plus souvent présentes dans les bandes dessinées largement diffusées que sont Largo Winch, Lady S ou encore I.R.$.

On n’est pas surpris de retrouver un titre de Jean Van Hamme dans ce trio de tête. Après tout, le "western financier" et les complots politiques sont dans son fonds de commerce depuis plus de trente ans. Quant à ses idées politiques, en dépit de quelques tentatives malhonnêtes pour l’enrôler dans des officines douteuses, depuis S.O.S. Bonheur (Dupuis, Aire Libre), on sait qu’elles sont plutôt celles d’un humaniste pragmatique et quelque peu sceptique quant à la volonté des hommes de s’abstraire de leur égoïsme au profit de l’intérêt général. Un héros comme Largo Winch n’est qu’une chimère peut-on lire entre les lignes.

"Largo Winch", "Lady S", "I.R.$."... Quand la bande dessinée franco-belge parle de géopolitique
Largo Winch T19 Chassé-Croisé par Jean Van Hamme et Philippe Francq

Un "boy-scout socialiste"

On en trouve une nouvelle illustration dans le dernier album de la saga, Chassé-Croisé (dessins de Philippe Francq, Dupuis). Dès les premières pages, il met en place son complot pour tenter d’abattre "cette espèce de boy-scout socialiste qui s’ingénie à donner le mauvais exemple." Il faut dire qu’il est un peu énervant ce "milliardaire en blue jeans" qui déçoit aussi bien les rentiers avides de dividendes que les collectivistes les plus déterminés. Sa ligne économique est d’ailleurs bien synthétisée dans une interview qu’il accorde à un journaliste au sein de cet album. À la question : "Vous êtes un multimilliardaire de gauche ?" Winch répond : "Si se soucier de préserver leur emploi dans de bonnes conditions aux travailleurs de nos entreprises, c’est être de gauche, alors je suis de gauche. Mais comme on ne peut pas faire du social sans les moyens, je cherche à ce que lesdites entreprises fassent du profit, donc je suis aussi un capitaliste de droite. À vous de choisir..." Le problème pour Valls et Hollande, leurs prédécesseurs de droite et bon nombre de gouvernements occidentaux, c’est que les électeurs sont de plus en plus tentés à choisir des positions plus radicales...

Quand on regarde les autres parties de cette fameuse interview, on s’aperçoit que notre homme d’affaires n’en a rien à battre des agences de notation car son groupe "n’est pas côté en bourse", que son financement est interne (en clair : il a zéro dette), que son groupe est investi dans des activités humanitaires en faveur des enfants victimes de guerre et dans la recherche et la promotion des énergies renouvelables. En bref, un parangon de vertu politique !

C’est pourquoi tout le monde veut lui faire la peau, à commencer, dans cet album, par les islamistes radicaux qui déplorent que Winch soit aimé : "En frappant son empire à la tête, nous prouvons que notre foi ne recule devant rien pour remplir la mission dont Dieu a chargé les vrais croyants" affirme un imam brandissant le Coran. Mais comme toujours chez Van Hamme, les apparences sont trompeuses, les protagonistes -cet imam en premier- jouent double, voire triple jeu...

Van Hamme sait rendre les intrigues passionnantes en les pimentant de comédie, et parfois de sexe... Les amateurs du créateur de XIII et de Thorgal s’amuseront d’un clin d’œil fait à Histoire sans héros dont un des protagonistes réapparaît dans cette histoire.

Ajoutons que Largo Winch n’atteindrait pas à cette perfection dans l’efficacité sans l’éblouissant talent graphique de Philippe Francq. Ses personnages sont incarnés, ses constructions habitées, son découpage à la fois clair et fluide, ses couleurs (cosignées avec Yoann Guillo) lumineuses. Grâce à ce duo de génie, Largo Winch ne déçoit jamais, même au bout de 19 volumes.

Lady S T10 : A.D.N. par Aymond - Ed. Dupuis

Aymond seul sur Lady S

Même satisfecit du côté du tome 10 de la série Lady S : A.D.N. (Dupuis). Certes, Aymond n’a pas le brio d’un Philippe Francq, mais il en a l’intelligence. Et si Van Hamme ne lui a pas tenu la main dans ce qui est ici son premier scénario sur la série, il en conserve quand même l’esprit : même usage subtil des repérages, mêmes balades d’un continent à l’autre, même intérêt pour les enjeux économiques de pointe (ici, la biotechnologie) ou pour les complots (l’espionnage industriel est mis en évidence sur fond de concurrence des officines gouvernementales). il manque le goût pour les intrigues sentimentales un peu tordues mais l’intrigue est troussée sans temps mort, même si parfois les dialogues se montrent légèrement moins concis que lorsqu’ils sont traités par le scénariste bruxellois.

Lady S T10 : A.D.N. par Aymond est actuellement prépublié dns "Spirou"

La belle Lady S s’est sortie d’affaire dans le précédent volume. Elle est ici à la recherche d’une réhabilitation en bonne et due forme. Mais les choses ne sont pas si simples, sinon où serait l’intérêt de cette histoire ? Si Aymond ne baisse pas la garde, la succession de Jean Van Hamme sur Lady S est assurée. Une bonne nouvelle pour les fans.

De l’Irak au Congo

Dans I.R.$. N°15, Plus-values sur la mort (Le Lombard) Desberg et Vrancken souffrent un peu la comparaison avec ce qui devait sans doute être leur modèle. Même assoupli par le crayonné de Koller, le trait de Vrancken reste maladroit, en particulier dans les visages. Certaines scènes ne brillent pas par leur clarté. Mais le découpage s’améliore dans cet album, les scènes d’action se trouvent mieux mises en valeur.

I.R.$. N°15, Plus-values sur la mort (Le Lombard) par Desberg et Vrancken - Ed. Le Lombard

Contrairement à Jean Van Hamme dont les récits sont essentiellement centrés sur une galerie de personnages hors normes, même s’il ne se refuse aucun cliché, Desberg s’appuie, dans I.R.$. sur les grandes problématiques de la mondialisation : le secret bancaire, le narcotrafic, la corruption au plus haut niveau de l’état, les rivalités pétrolières, les finances occultes du Vatican, les travers de la machine hollywoodienne, l’émergence inquiétante de la Chine, etc.

Ici, ce sont les trafics d’arme opérés par les sociétés qui œuvrent en marge des gouvernements, sans véritable contrôle, à l’exemple d’Halliburton sous le gouvernement de George W. Bush, qui sont pointés du doigt, et notamment comment celles-ci, une fois détournées, alimentent des factions africaines comme celles qui sévissent dans l’est du Congo où cinq millions de personnes ont péri, alors que "le monde ne semble avoir retenu que le Rwanda" écrit Desberg, depuis longtemps investi dans les questions de cette partie du monde. Son approche est d’ailleurs un brin plus philosophique que celle de ses confrères.

On le voit, même dans les bandes dessinées d’aventure les plus commerciales, il n’est plus de sujet ingénu. La mondialisation est passée par là, aussi.

I.R.$. N°15, Plus-values sur la mort (Le Lombard) par Desberg et Vrancken

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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[1Correspondance, Vol. IV, n°8170, lettre du 10 novembre 1804. Fayard, 2007.

 
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12 Messages :
  • Quand la BD franco-belge parle de géo-politique ça passe surtout par les figures des ultra-riches golden boys et les filles légèrement vêtues. Il y a encore quelques efforts à faire pour reflèter le monde...

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  • "Trois nouveautés paraissant ces jours-ci démontrent que la bande dessinée franco-belge "mainstream" porte des idées politiques qui vont bien au-delà de la simple conversation de café du commerce. Au contraire, elles véhiculent les symptômes et les peurs d’une économie mondialisée d’une façon bien plus pertinente que les flashs d’actualité".

    S’il vous plaît, ne nous servez pas ce genre de soupe.
    Les sujets dont vous parlez sont si superficiellement abordés dans ces bd, qu’on ne peut pas les prendre au sérieux.
    Ici, le texte est un prétexte pour le dessinateur.On n’achète ces bd que pour le dessin. Et si vous me contredisez, je vais commencer sérieusement à m’inquiéter.

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    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 13 novembre 2014 à  17:10 :

      Inquiétez-vous : c’est avant tout l’histoire qui m’intéresse. Le dessin, je m’en fous un peu. Mais je suis ravi quand il est talentueux évidemment.

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      • Répondu le 13 novembre 2014 à  17:31 :

        (craquement de jointures des doigts) : le dialogue en haut, entre les deux bonnes femmes, dans l’avion, vous aimez. Vous trouvez ça génial.
        Je trouve le dessin d’un ringard !Ca commence à dater ce style. Il a mal vieilli, et les personnages sont d’un réac.On dirait une scène tirée de "Nous deux". Mais comme tous les goûts sont dans la nature...
        .

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  • Ca y est, j’ai compris. La sortie de cet album était à la UNE des infos sur TF1 le 12 novembre.

    Pas un mot sur le reste de l’actualité.Pas de guerre, pas d’Ebola,pas de FN, non:la sortie du ènième album du milliardaire Largo Wynch.
    Atterrant.

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    • Répondu par Sly le 14 novembre 2014 à  00:22 :

      Bon en même temps vous êtes sur un site ayant pour sujet la BD...

      Vous pouvez calmer vos frustrations sur LCI ou BFM (BFM business a l’air bien cool aussi...). Et plutôt que d’attendre que la BD change le monde, s’investir dans des actions politiques, syndicales etc...

      La BD n’est qu’un divertissement. Les gens, qui la lisent, veulent avant tout se distraire. Evidemment, si on peut apprendre un truc ou deux au passage pourquoi pas...

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      • Répondu le 14 novembre 2014 à  17:01 :

        Vous n’avez évidemment pas voulu comprendre mon message et si je vous écoute, la bd n’est qu’un divertissement. Alors pourquoi devrait-on la prendre au sérieux, dans ce cas ?
        Avec de tels propos, après on va encore pleurnicher qu’on dénigre la bd...

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        • Répondu par Sergio Salma le 17 novembre 2014 à  13:14 :

          Qu’est-ce que le divertissement ? Nous courons notre vie entière pour nous divertir, c’est même notre moteur. Toute la fiction , considérée par des gens comme Sly comme des futilités satellites à la vraie vie, est le carburant-même de nos existences. Un ouvrage, film, roman, bande dessinée , qui parlerait d’un quelconque sujet ne sera pas là pour vous éclairer, il y a d’autres supports bien plus instructifs, mais il véhiculera des morceaux de cette réalité que nous entrevoyons. Ça fera écho à quelque chose de très intime, bien plus signifiant que vous ne l’imaginez ; mais votre vision d’adulte rigoureux bien trop sérieux aura tôt fait de tout balayer.

          Votre façon d’écrire dit tout " la bande dessinée n’est QUE du divertissement." Et le cinéma ? La peinture ? La musique ? Toute la beauté du monde n’est que divertissement. Vous êtes dans l’ancienne philosophie qui théorisait un détournement de soi, une distraction. Pourtant quand on regarde bien ce qui nous enchante , nous ravit, on se rend compte à quel point c’est relié très intensément à ce que nous sommes . Mais peut-être êtes -vous aussi dans ce clivage des arts majeurs ou mineurs qui ne peuvent prétendre se mélanger. Décidément que des observations qui datent un peu.

          Pour connaître l’importance de ce que vous appelez divertissement, faites le rapprochement avec le jeu et voyez comment sont impliqués les enfants quand ils jouent.

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          • Répondu par Sly le 17 novembre 2014 à  18:55 :

            Mais... divertir les gens est un métier sérieux (nos amis américains l’ont bien compris et l’ont élevé au rang d’industrie).

            Quand à l’art de manière générale, je pense qu’il est important mais pas vital. Il nourrit les esprits mais pas le corps. Et on a l’esprit bien plus ouvert avec le ventre plein. :)

            Je ne fais pas de clivages entre les arts. Je m’en moque complètement. Il y a des choses qui me parlent et d’autres non, c’est tout. La BD est un divertissement comme un autre. Et le divertissement est qqch de sérieux.

            En revanche, comme vous le dites, il y a des supports bien plus adapté pour éclairer la réalité.

            Pour finir, certains "artistes" feraient bien de ne pas se prendre trop au sérieux...

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  • Il est dommage que Jean Van Hamme reste confiné dans sa zone de confort dorénavant, préretraité ne veut pas dire endormi , il déroule nonchalamment ses mécaniques narratives en s’appuyant sur ses acquis .Même si ça reste impressionnant de fluidité,de concision et d’une solidité à toute épreuve, il manque un peu l’effet de surprise.Trop professionnel et pas assez créatif son travail depuis quelques années, alors qu’à une époque, celle où il enrhumait tout le monde côté scénario, l’équilibre entre ces deux qualités de pur conteur était plus ajusté.

    Maître Jean Van Hamme anticipe trop la réaction de ses lecteurs aujourd’hui ,ce qui fait que paradoxalement, ce n’est plus lui qui manipule diaboliquement le lectorat ,qui alors en redemandait ,mais bien le lectorat qui d’une certaine manière conduit le récit. Trop facile, et confortable on l’a dit !Il pourrait aussi , pour se tenir au niveau des excellentes séries TV actuelles, développer plus finement la psychologie de ses personnages, au travers des dialogues notamment. Qu’il sorte de ses réflexes pavloviens et découvre les vertus de la narration décompressée et des dialogues cinématiques, ce qui serait pour le coup surprenant et pour le moins intéressant.

    Il n’empêche:le sieur Van Hamme semble encore sérieusement la coincer à quelques beaux spécimens ,parangons amidonnés du bon goût , ce qui lui donne quand même une dimension particulière. Alors Jean Van Hamme un bad boy ? Mais oui :il arrive encore à nous surprendre !!

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  • Plus le monde va mal, plus il y a de géopoliticiens pour nous expliquer comment il va mal. Le géopoliticien est une sorte d’avatar des médecins selon Molière.

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    • Répondu par Oncle François le 20 novembre 2014 à  13:25 :

      C’est vrai que le monde va mal, mais la faute à qui ? On ne peut rien faire à l’étranger, la France est en train de voir son influence se réduire.... Même à Bruxelles, on se gausse de notre président hollandais sans parapluie, et des couacs de nos ministres.

      La France était le pays des lumières, mais c’est l’heure de l’extinction des feux. Dormez, braves gens, nous veillons sur vous et de plus, qui dort dine, bien pratique quand on est en manque de liquidités.

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