« La politique d’un État est dans sa géographie » professait jadis Napoléon [1]. Maintenant que l’économie s’est mondialisée, la politique, c’est une tautologie, est devenue mondiale elle aussi. La théorie de "l’effet papillon" appliquée aux affaires est plus que jamais à l’œuvre. Les auteurs de BD l’ont bien compris, eux qui sont passés de la BD de reportage (cf. Le Photographe de Guibert, Lefèvre & Lemercier, Dupuis ou récemment Retour au Kosovo de Jakupi & Gonzalez, également chez Dupuis), à la chronique sociale dont Étienne Davodeau est l’un des plus illustres représentants actuellement sous les feux de l’actualité.
Mais les réflexions les plus abouties sur la théorie politique ou économique (je ne parle pas de cet ersatz de BD qu’est La Ligue des économistes extraordinaires, chez Dargaud), sont le plus souvent présentes dans les bandes dessinées largement diffusées que sont Largo Winch, Lady S ou encore I.R.$.
On n’est pas surpris de retrouver un titre de Jean Van Hamme dans ce trio de tête. Après tout, le "western financier" et les complots politiques sont dans son fonds de commerce depuis plus de trente ans. Quant à ses idées politiques, en dépit de quelques tentatives malhonnêtes pour l’enrôler dans des officines douteuses, depuis S.O.S. Bonheur (Dupuis, Aire Libre), on sait qu’elles sont plutôt celles d’un humaniste pragmatique et quelque peu sceptique quant à la volonté des hommes de s’abstraire de leur égoïsme au profit de l’intérêt général. Un héros comme Largo Winch n’est qu’une chimère peut-on lire entre les lignes.
Un "boy-scout socialiste"
On en trouve une nouvelle illustration dans le dernier album de la saga, Chassé-Croisé (dessins de Philippe Francq, Dupuis). Dès les premières pages, il met en place son complot pour tenter d’abattre "cette espèce de boy-scout socialiste qui s’ingénie à donner le mauvais exemple." Il faut dire qu’il est un peu énervant ce "milliardaire en blue jeans" qui déçoit aussi bien les rentiers avides de dividendes que les collectivistes les plus déterminés. Sa ligne économique est d’ailleurs bien synthétisée dans une interview qu’il accorde à un journaliste au sein de cet album. À la question : "Vous êtes un multimilliardaire de gauche ?" Winch répond : "Si se soucier de préserver leur emploi dans de bonnes conditions aux travailleurs de nos entreprises, c’est être de gauche, alors je suis de gauche. Mais comme on ne peut pas faire du social sans les moyens, je cherche à ce que lesdites entreprises fassent du profit, donc je suis aussi un capitaliste de droite. À vous de choisir..." Le problème pour Valls et Hollande, leurs prédécesseurs de droite et bon nombre de gouvernements occidentaux, c’est que les électeurs sont de plus en plus tentés à choisir des positions plus radicales...
Quand on regarde les autres parties de cette fameuse interview, on s’aperçoit que notre homme d’affaires n’en a rien à battre des agences de notation car son groupe "n’est pas côté en bourse", que son financement est interne (en clair : il a zéro dette), que son groupe est investi dans des activités humanitaires en faveur des enfants victimes de guerre et dans la recherche et la promotion des énergies renouvelables. En bref, un parangon de vertu politique !
C’est pourquoi tout le monde veut lui faire la peau, à commencer, dans cet album, par les islamistes radicaux qui déplorent que Winch soit aimé : "En frappant son empire à la tête, nous prouvons que notre foi ne recule devant rien pour remplir la mission dont Dieu a chargé les vrais croyants" affirme un imam brandissant le Coran. Mais comme toujours chez Van Hamme, les apparences sont trompeuses, les protagonistes -cet imam en premier- jouent double, voire triple jeu...
Van Hamme sait rendre les intrigues passionnantes en les pimentant de comédie, et parfois de sexe... Les amateurs du créateur de XIII et de Thorgal s’amuseront d’un clin d’œil fait à Histoire sans héros dont un des protagonistes réapparaît dans cette histoire.
Ajoutons que Largo Winch n’atteindrait pas à cette perfection dans l’efficacité sans l’éblouissant talent graphique de Philippe Francq. Ses personnages sont incarnés, ses constructions habitées, son découpage à la fois clair et fluide, ses couleurs (cosignées avec Yoann Guillo) lumineuses. Grâce à ce duo de génie, Largo Winch ne déçoit jamais, même au bout de 19 volumes.
Aymond seul sur Lady S
Même satisfecit du côté du tome 10 de la série Lady S : A.D.N. (Dupuis). Certes, Aymond n’a pas le brio d’un Philippe Francq, mais il en a l’intelligence. Et si Van Hamme ne lui a pas tenu la main dans ce qui est ici son premier scénario sur la série, il en conserve quand même l’esprit : même usage subtil des repérages, mêmes balades d’un continent à l’autre, même intérêt pour les enjeux économiques de pointe (ici, la biotechnologie) ou pour les complots (l’espionnage industriel est mis en évidence sur fond de concurrence des officines gouvernementales). il manque le goût pour les intrigues sentimentales un peu tordues mais l’intrigue est troussée sans temps mort, même si parfois les dialogues se montrent légèrement moins concis que lorsqu’ils sont traités par le scénariste bruxellois.
La belle Lady S s’est sortie d’affaire dans le précédent volume. Elle est ici à la recherche d’une réhabilitation en bonne et due forme. Mais les choses ne sont pas si simples, sinon où serait l’intérêt de cette histoire ? Si Aymond ne baisse pas la garde, la succession de Jean Van Hamme sur Lady S est assurée. Une bonne nouvelle pour les fans.
De l’Irak au Congo
Dans I.R.$. N°15, Plus-values sur la mort (Le Lombard) Desberg et Vrancken souffrent un peu la comparaison avec ce qui devait sans doute être leur modèle. Même assoupli par le crayonné de Koller, le trait de Vrancken reste maladroit, en particulier dans les visages. Certaines scènes ne brillent pas par leur clarté. Mais le découpage s’améliore dans cet album, les scènes d’action se trouvent mieux mises en valeur.
Contrairement à Jean Van Hamme dont les récits sont essentiellement centrés sur une galerie de personnages hors normes, même s’il ne se refuse aucun cliché, Desberg s’appuie, dans I.R.$. sur les grandes problématiques de la mondialisation : le secret bancaire, le narcotrafic, la corruption au plus haut niveau de l’état, les rivalités pétrolières, les finances occultes du Vatican, les travers de la machine hollywoodienne, l’émergence inquiétante de la Chine, etc.
Ici, ce sont les trafics d’arme opérés par les sociétés qui œuvrent en marge des gouvernements, sans véritable contrôle, à l’exemple d’Halliburton sous le gouvernement de George W. Bush, qui sont pointés du doigt, et notamment comment celles-ci, une fois détournées, alimentent des factions africaines comme celles qui sévissent dans l’est du Congo où cinq millions de personnes ont péri, alors que "le monde ne semble avoir retenu que le Rwanda" écrit Desberg, depuis longtemps investi dans les questions de cette partie du monde. Son approche est d’ailleurs un brin plus philosophique que celle de ses confrères.
On le voit, même dans les bandes dessinées d’aventure les plus commerciales, il n’est plus de sujet ingénu. La mondialisation est passée par là, aussi.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Correspondance, Vol. IV, n°8170, lettre du 10 novembre 1804. Fayard, 2007.
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