Largo Winch, T. 20 : "20 Secondes" (Dupuis), un nouvel album au coeur de l’actualité.

« Philippe [Francq] m’a proposé de situer la prochaine aventure de Largo Winch dans Londres, car il n’y était tout simplement jamais allé, nous avait expliqué Jean Van Hamme l’année dernière, […] Sur la base du lieu, je dois construire l’intrigue, et comme Londres est une des quatre grandes places financières internationales, je trouvais légitime d’y placer le siège européen du Groupe W. Comme l’Europe est actuellement le malade économique de l’Occident, une réunion du big board est organisée, mais l’intrigue dérive rapidement vers le jihadisme. Pourtant, la règle des Largo Winch est de ne pas se fier aux apparences. On part donc d’une série de clichés pour les renverser et proposer l’inverse de ce que le lecteur attend. »

En effet, si le tome 19 Chassé-Croisé comportait les fondamentaux des thrillers financiers, ce sont surtout les histoires de cœur qui prenaient le dessus. À la différence de longues courses-poursuites qui ont parfois rythmé certains albums précédents, Van Hamme prenait le temps mettre ses personnages en situation. On les connaît depuis tant d’albums, maintenant ! Aussi prend-il à rebours l’image que l’on s’était faite d’eux, en offrant soudainement une nouvelle profondeur et de nouvelles perspectives à leur personnalité.

Le dernier diptyque de Jean Van Hamme et Philippe Francq, entre romance... et terrorisme !

On retrouve ce cocktail dans le tome 20 20 Secondes : certes, l’action y trouve sa place plus que jamais, mais le suspense semble passer presque au second plan par rapport aux développement original des personnages. Pour son avant-dernier album de bande dessinée (le dernier devrait être le 13e et dernier XIII Mystery avec Olivier Grenson), Van Hamme joue de ses personnages : il rappelle entre autres Simon et le prend au piège de ses propres travers, et introduit une nouvelle venue de grand format, Mrs Hanni Veenstra, dont la poigne "à la Valhardi" et le caractère hors norme laissera sans aucun doute une trace indélébile autant dans son Big Board que dans la mémoire des lecteurs.

Faisant se croiser tous ses héros et ses seconds rôles avec une apparente facilité (preuves de sa redoutable dextérité), Van Hamme déploie sa maestria tant sur le terrain plus intime (ça couche beaucoup dans cet épisode) que dans les grandes scènes d’actions auxquelles il nous avait habitué. On attend avec impatience la pièce de théâtre qu’il vient de terminer d’écrire. Edgar P. Jacobs avait commencé sa carrière sur les planches pour la finir dans le domaine de la bande dessinée. Jean Van Hamme fait le chemin inverse !

La Winch Tower. Une vision de l’architecte Hervé Tordjman conçue pour cet album.

(c) Dupuis

Entre les très nombreux personnages féminins qui apparaissent dans cet album, la 2CV verte de Marjan qui fait son retour, et les nouveaux protagonistes, Philippe Francq fait la démonstration de sa virtuosité dans chaque planche, soignant toujours particulièrement sa mise en scène. Une mention spéciale pour le superbe building imaginé par l’architecte Hervé Tordjman dont le dessinateur parvient à rendre toute la force aux volumes de ses courbes hyperboliques.

Mais ce qui bluffe particulièrement dans ce récit écrit voici plus de trois ans, c’est la parfaite actualité de son propos : la menace jihadiste, le rôle trouble des Américains, celui des Russes, et cet écheveau infernal entre les intérêts privés, les milieux mafieux et les appareils d’état. Dans cet album, Largo Winch est ni plus ni moins visé par une jeune femme kamikaze qui envisage de se faire sauter avec lui ! Si le vocable s’applique en partie à une séquence quelque peu leste dans la relation entre Largo et sa jeune jihadiste, tombés amoureux l’un de l’autre, on frémit cependant sur la lecture qui peut être faite de cet album par les excités de l’affaire de Charlie Hebdo.

Des scènes qui évoquent étonnamment l’actualité.

(c) Dupuis

Un suspense qui repose sur un compte à rebours de vingt secondes.

(c) Dupuis

Les auteurs pourtant parviennent très bien à évoquer le sujet de la radicalisation et des fausses promesses de l’intégrisme sans tomber dans le cliché stupide ou dans l’attaque systématique. Le djihadisme, et même Largo Winch, passent au second plan dans ce qui apparaît finalement comme une grande comédie romantique. Les couloirs et les chambres de l’hôtel qui reçoit les membres du Board de la Winch Company voient se succéder et s’entrecroiser les personnages que des millions de lecteurs suivent avec passion depuis maintenant vingt-cinq ans. L’humour de Jean Van Hamme et le brillant dessin de Philippe Francq effacent sans problème les échos sinistres de l’actualité. On en a bien besoin pour le moment.