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Laurent Galandon & Damien Vidal : « C’est tout un travail de communication et d’explication qui a popularisé la cause des LIP »

Par Morgan Di Salvia le 28 avril 2014                      Lien  
« LIP, des héros ordinaires » est un docu-fiction qui retrace la lutte des ouvriers d’une usine de Besançon en 1973. Aventure collective et mouvement jalon dans l’histoire récente, le combat des LIP a marqué la société française. Laurent Galandon et Damien Vidal nous parlent de leur travail sur cette époque…

Comment le sujet LIP s’est-il imposé à vous ?

Laurent Galadon : Jusqu’à cet album, j’écrivais surtout sur l’Histoire, avec un grand « h ». Je voulais m’attaquer à un mouvement social récent. C’est quelque chose que je ne connais pas très bien pour n’être absolument pas issu du mouvement ouvrier. Mon milieu familial étant plutôt gentiment conservateur, ça m’intéressait de me plonger dans un conflit social. Au cours d’une discussion, Albert Drandov, qui a été journaliste au Canard Enchaîné et qui est lui-même scénariste de BD, m’a soufflé l’idée de LIP. C’est lui qui a attiré mon regard sur ces événements. Né en1970, j’avais trois ans à l’époque de LIP, j’avais quelques souvenirs mais très lointains. En creusant, je me suis rendu compte que j’avais là un sujet riche pour raconter une histoire : des rebondissements, des péripéties, de la matière historique… Ce conflit avait beaucoup d’atouts pour un raconteur d’histoires. Il y a un fond documentaire, mais on se rend compte en lisant notre album que c’est avant tout l’histoire de personnages. Et celle de Solange en particulier.

Laurent Galandon & Damien Vidal : « C'est tout un travail de communication et d'explication qui a popularisé la cause des LIP »
"LIP, des héros ordinaires"
Par Damien Vidal & Laurent Galandon

Comment vous êtes vous rencontrés pour ce projet ?

Damien Vidal : C’est Jeff Pourquié qui a été l’intermédiaire.

L.G. : Oui, je l’avais sollicité, mais il n’était pas disponible. Ami proche de Damien, il me l’a présenté. Tant professionnellement, qu’humainement nous nous sommes trouvés.

D.V. : Je me retrouvais également dans le sujet. Je sortais d’un projet avec Aurélien Ducoudray, qui n’avait pas trouvé d’éditeur, sur la question du travail et des gens qui sont au chômage. C’était l’occasion de réattaquer cette problématique, mais par un autre versant.

Ce qui est intéressant dans la manière dont vous traitez le sujet, c’est que l’on a affaire à une double lutte. D’une part, celles des ouvriers pour la sauvegarde de leurs emplois et d’autre part, celles de femmes pour leur émancipation. Selon vous, est-ce qu’il s’agit d’une résonance, d’un écho de mai 68 ?

L.G. : Les LIP et Piaget, leur porte-parole en tête, expliquent que le mouvement n’a pu exister que du fait de mai 68 et de ses différentes déclinaisons. Il y avait des précédents : de petits conflits sociaux, tout un travail syndical chez LIP qui découlaient de mai 68. Ce qui m’intéressait par dessus tout, c’était de montrer un personnage principal qui soit une femme. Principalement parce que le combat féministe était latent dans cette société-là : l’IVG, la criminalisation du viol,… Ce sont des luttes de l’époque. Enfin, sur 1300 salariés, une grande majorité était des femmes. On comprend que ce conflit ne pouvait exister que par l’engagement des femmes. Les hommes, principalement des cadres, ont quitté le navire au moment de la « prise en otage » des montres, parce qu’ils n’adhéraient pas au principe selon lequel le capital puisse passer aux mains des ouvriers.

D.V. : Dans les sources documentaires, on trouve les textes de Monique Piton, qui a travaillé chez LIP. Elle avait cette double revendication : sauver l’entreprise et penser la place des femmes dans l’entreprise. C’est le moment où la vidéo féministe apparaît, avec Carole Roussopoulos, notamment. C’est une réalité de fait, on assiste à une époque où les femmes essaient d’accéder à la parole publique.

Un extrait de "LIP, des héros ordinaires"
© Vidal - Galandon - Dargaud

A la suite de LIP, y-a-t-il eu d’autres exemples d’autogestion ? En Belgique, on a connu l’exemple des usines Salik… De nos jours, on a un peu l’impression que les grèves sont moins soutenues par la population…

D.V. : A propos des grèves d’ouvrières, en Belgique, je crois qu’il y a eu des exemples antérieurs (je pense au documentaire « Femmes-machines » de Marie-Anne Thunissen).Mais, je crois qu’il est important de préciser qu’il a eu chez LIP un gros effort de popularisation pour expliquer et faire comprendre à la société les ambitions du mouvement. Aujourd’hui, il y a des médias qui ont beaucoup plus de poids que la parole ouvrière.

L.G. : Attention ! Les LIP ne revendiquaient pas l’autogestion. L’autogestion n’était pas un objectif, elle était un moyen. Tout le début de la lutte était de faire en sorte que l’usine ne soit pas démantelée. Après, je ne sais pas si les gens adhéraient d’entrée de jeu à la grève des LIP, c’est tout un travail de communication et d’explication qui a popularisé la cause. Dans l’album, on reprend l’exemple d’un résistant qui souligne que c’est la communication qui a fortifié la résistance à l’échelle de la France. Il faut préciser que le soutien du quotidien Libération a considérablement renforcé le mouvement LIP. Puis, c’était également un des premiers phénomènes du capitalisme financier : c’était quelque chose d’odieux et de nouveau. Aujourd’hui, malheureusement, quand une entreprise ferme, on est tous un peu atterrés, attristés, mais c’est presque devenu banal. On a beau être en colère… On se résigne. Ce qui n’était pas le cas à l’époque des LIP.

D.V. : Les documents des administrateurs précisent qu’il faut « dégager » les ouvriers. On assiste à l’émergence d’une façon de penser la place des ouvriers dans l’entreprise qui est nouvelle et choquante.

Comment fait-on pour réaliser un travail de fiction documentaire sans être complètement rivé aux sources ? Comment préserver sa liberté dans le dessin et la narration ?

L.G. : Le moyen est d’inventer un personnage. Solange, notre héroïne ouvrière de l’entreprise LIP, est un agglomérat de plusieurs témoignages et lectures que j’ai pu faire. Ce personnage de fiction tire les fils à elle, c’est le moteur du récit. L’exemple typique, c’est quand la décision de pendre les montres en otage est évoquée, c’est Solange qui l’évoque. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, c’est une femme, une ouvrière qui a fait cette proposition-là, mais personne ne se rappelle qui… Du coup, Solange remplit ce manque, elle se greffe sur la réalité. C’est un procédé simple, mais je crois que c’est la meilleure manière de travailler. Pour moi « LIP, des héros ordinaires », c’est d’abord l’histoire de Solange et d’Adriel, autre personnage fictif.

D.V. : Moi, c’est ce qui m’a beaucoup plu dans le scénario de Laurent. Où est la réalité de ce conflit là ? J’ai le sentiment qu’il y a mille paroles et des façons très différentes de raconter cette histoire. Faire le compte-rendu de ce conflit serait une mission impossible, car il y a eu des désaccords parfois rudes entre les différents protagonistes. Au bout du compte, et peut-être paradoxalement, c’est la fiction qui permet d’être le plus synthétique, on parle de quelques personnages clés, qui vont représenter telle ou telle parole. A vrai dire, c’est la fiction qui est une solution pour être plus proches du réel. Pour ce qui est du dessin, j’ai multiplié les sources documentaires. Je suis par exemple tombé sur un petit film qui est une visite en 2cv de Besançon, deux ans avant LIP. C’est une mine ! Je retrouve toute la ville. J’ai pu voir les plans d’entreprise et énormément d’archives. Enfin, il y a des choses que j’ai inventée comme le café « Chez Marlène ». Je n’oublie jamais que le but du jeu, c’est d’être crédible.

Débat familial tendu.
© Vidal - Galandon - Dargaud

L.G. : Pour l’anecdote, j’ai eu Charles Piaget au téléphone il y a quelques jours. Volontairement, je n’avais jamais pris contact avec lui pendant la réalisation du livre. J’étais un peu fébrile et inquiet en passant ce coup de fil, mais j’ai été soulagé d’apprendre qu’il avait aimé notre livre, qu’il l’avait trouvé respectueux du conflit. De plus, il a très bien entendu ma démarche de ne voir aucun LIP en écrivant cette histoire. Simplement, je ne voulais pas me noyer. Si j’avais vu dix témoins, j’aurais eu dix histoires différentes… J’avais peur d’être étouffé par ça. Je n’ai donc travaillé qu’à partir de témoignages trouvés dans les lectures, les documentaires, les films et les articles de presse. J’étais content que Piaget, la référence, valide quelque part la justesse de notre scénario. Ca m’a rassuré sur le bien fondé de notre démarche.

Est-ce que les films (je pense à « LIP, l’imagination au pouvoir » ou « Made in Dagenham ») sur ce sujet vous ont inspiré ?

L.G. : Le film « LIP, l’imagination au pouvoir » de Christian Rouaud est un chef d’œuvre documentaire, dans sa forme et dans son contenu. Il y a également eu un téléfilm de France Télévision (« L’été des LIP »), à propos duquel Piaget a été critique. Quoi qu’il en soit, ils amènent une base de documentation qui nous a été précieuse. Je n’ai pas de souvenir précis de « Made in Dagenham », je me souviens simplement que la représentation des femmes ne m’a pas convaincu.

D.V. : En terme d’images, j’ai beaucoup regardé un film de Dominique Dubosc qui s’appelle «  LIP 1973 », celui d’Huguette Debaisieux et Pierre Lary « LIP, autoportrait par les ouvriers grévistes », ainsi que les films de Chris Marker et Carole Roussopoulos dnt je parlais plus tôt. Sans oublier les archives de l’INA.

Damien Vidal et Laurent Galandon à Bruxelles
en mars 2014

Embarquer Jean-Luc Mélenchon pour une préface, c’est pour vous une belle rencontre ou une volonté de l’éditeur ?

L.G. : Nous avons proposé cela à l’éditeur. On a discuté et Dargaud a accepté sans négociation particulière. tOn ne voulait pas une tribune, mais t l’éclairage d’un militant. Mélenchon nous a offert un beau texte, chargé d’humanité et de souvenirs.

A la limite, la postface de l’ancien PDG est plus une tribune que le texte signé Mélenchon !

L.G. : En effet.

D.V. : Puisque nous avons synthétisé des idées dans des personnages de fiction, il était important d’amener des éclairages très différents : le témoignage de l’étudiant Mélenchon à Besançon, le photoreportage de Fabrice Barbier, et le témoignage de Claude Neuschwander qui est devenu PDG de LIP en 1974. La diversité des points de vue est intéressante. Et on est surpris de constater que ce n’est pas l’homme politique qui est le plus véhément !

L.G. : Neuschwander a été poignardé dans le dos, trahi par ses pairs. Il était dans une position très délicate. Il a été victime, d’où sa colère très vive, même quarante ans après les faits. C’est aussi un patron ancienne génération, un peu paternaliste, ou plutôt bienveillant. Un trait de caractère qui n’est plus très présent dans le grand patronat actuel. A nouveau, il faut bien comprendre que LIP est une des premières manifestations des méfaits du capitalisme financier.

"L’Autoroute du Soleil" par Baru
Paru en 1995

Dernière question, rituelle, quel est l’album qui va a donné envie de faire de la bande dessinée ?

D.V. : Une première lecture marquante pour moi, a été l’émerveillement devant les albums de Franquin.

L.G. : Je vais faire une réponse de normand. Je ne sais pas, je n’arrive pas à trouver un titre. Pour moi, ça serait plus une histoire de famille. Les auteurs qui aujourd’hui me font encore vibrer et vers lesquels j’ai envie de tendre c’est Baru ou Davodeau. C’est de cette famille là que j’ai envie de faire partie. Ils racontent des histoires et nous font vitre un moment de société qui rejoignent mes préoccupations. Je me souviens du choc de « L’Autoroute du Soleil ».

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Illustrations © Vidal - Galandon - Dargaud
Photos © M. Di Salvia

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