Le moins que l’on puisse dire, c’est que le sujet passionne l’éditeur Futuropolis, filiale de Gallimard, où l’œuvre originale de Louis-Ferdinand Céline a été publiée. L’éditeur de Matteo de Jean-Pierre Gibrat propose dans son catalogue non seulement la version intégrale du Voyage au bout de la nuit illustrée par Jacques Tardi, mais aussi un récit biographique –déjà- écrit par Christophe Malavoy et formidablement mis en scène par les frères Brizzi : La Cavale du Dr Destouches. Entreprise de défense d’un patrimoine essentiel de son catalogue ? Certes.
Je me souviens de Jacques Terpant –que je connais de longue date- me parlant de ce nouveau projet en claquant la langue, avec la mine entendue d’un adolescent en train d’ourdir une bonne blague. Et puis de Jean Dufaux enjôlé par les qualités littéraires de l’écrivain, pas loin de consentir à l’hypermnésie des reproches d’antisémitisme qu’on peut lui faire aujourd’hui au reclus de Meudon.
Un anti-héros flamboyant
Il faut dire qu’au physique, le docteur Destouches n’a rien d’engageant. Sa gueule disgracieuse mal rasée aux allures sournoises de traître de comédie ne plaide pas en sa faveur. On la retrouve dans cet album. Au moral, son personnage n’est pas moins ragoûtant : misanthrope, aigri, écrivain empreint de dolorisme se complaisant dans la déchéance intellectuelle –comme physique- avec un mépris élitiste, bravache jusque dans la plus profonde noirceur, quel fabuleux personnage !
On a beau essayer de débarrasser Céline de ses oripeaux de Bardamu, le narrateur du Voyage au bout de la nuit, on le voit resurgir sans cesse dans les nombreuses citations qui émaillent les dialogues de cet ouvrage, marquées par sa prose éructée.
Le duo Dufaux/Terpant en ce sens fonctionne à merveille : le scénariste belge rend parfaitement la verve et les contradictions du personnage, tandis que Terpant en fait une sorte d’anti-héros flamboyant dans un réalisme sensationnaliste pas si éloigné d’Angelo Di Marco, le « dessinateur du crime », qui illustra tant de couvertures de Détective (il le prendra comme un compliment).
Un génie et un salaud
Ici se pose la question du statut de la bande dessinée face à un tel sujet. Certes, les auteurs n’éludent pas l’antisémitisme de l’écrivain, ni son implication dans la collaboration mais ils esquissent, comme tant d’autres, une disculpation en montrant le médecin réprouvé soignant un patient juif ou un collaborateur un peu moins soumis à l’occupant que l’on pourrait s’y attendre. Pour le rendre plus complexe, plus humain ? Certes, l’intention est louable. Mais le procédé même de la narration dessinée oblige à des raccourcis nécessaires, à un processus iconique qui réduit au cliché. Avec l’avantage de la simplicité, mais aussi avec un résultat qui contrebat la volonté de complexification initiale.
On peut y voir une nécessaire invitation à la lecture d’un « grand style », mais on conseillera d’y joindre, en antidote, le visionnage de l’interview d’Annick Duraffour, l’auteure de « Céline, la race, le Juif » avec Pierre-André Taguieff (Fayard) qui a pour avantage de remettre du relief au personnage de l’écrivain [1] et d’interroger la question de savoir ce que le génie doit au salaud, et le salaud au génie...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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