C’était ce vendredi 5 octobre à 11h que le Dr Denis Mukwege, surnommé “l’Homme qui répare les femmes”, a été désigné lauréat du prix Nobel de la Paix 2018. Enfin. Bien que heureuse, cette annonce ne surprend guère tant le chirurgien congolais était devenu, ces dernières années, un récipiendaire crédible pour cette prestigieuse récompense. Il partagera ce prix avec Nadia Murad, militante irakienne des droits de l’homme, issue de la communauté yézidie. Celle-ci fut réduite à l’état d’esclave sexuelle par l’État islamique (Daech), avant de réussir à s’échapper et de témoigner de l’horreur que vivent des milliers de femmes victimes de l’organisation terroriste.
Soulignons tout de même que les nominations du Dr Mukwege et de Nadia Murad au prix Nobel de la Paix, bien que amplement méritées, surviennent dans le contexte de #MeToo/#BalanceTonPorc, du nom de ce mouvement lancé il y a un an et qui libère la parole des femmes victimes de violences et de harcèlement sexuel. Ces annoncent tombent aussi au moment où un scandale sexuel ébranle le comité qui décerne le Prix Nobel de littérature...
Kivu, par Christophe Simon et Jean Van Hamme (éd. du Lombard)
François Daans est un jeune et brillant ingénieur des mines, cadre de la multinational Metalurco. Son envie de changement, le pousse à demander une mutation à son employeur. C’est ainsi qu’il est envoyé à Bukavu, capitale de la province du Sud-Kivu, à l’est de la République Démocratique du Congo [1]. Sa mission : superviser la production du coltan, mot-valise pour colombite-tantalite, un minerai rare et essentiel dans la fabrication des téléphones portables et des tablettes, et trouver un remplaçant au colonel Ernest Malumba au poste de directeur de production du coltan.
En effet, le colonel Malumba, chef d’une milice d’Interahamwe, est mort en tentant d’abuser de Violette Kizongo, une fillette sauvée in-extremis par son grand frère Jérémie. Jérémie et Violette sont les seuls survivants du massacre perpétré dans leur village par les enfants-soldats du sinistre militaire.
François Daans n’ignore rien des massacres qui sont commis dans le Kivu au nom de la production du coltan, mais sa rencontre fortuite avec Violette lui fera véritablement prendre conscience de l’extrême gravité de la situation qui sévit dans la partie Est du Congo. Ce qu’il découvrira sur place le bouleversera à tout jamais.
“Un scandale géologique”, oui mais pas que...
C’est par cette expression, prononcé par le géologue belge Jules Cornet lorsqu’il découvrit la province congolaise du Katanga, que l’on qualifie généralement la RD Congo. En plus du fameux coltan (dont la RDC possède entre 60% et 80% des réserves mondiales), le sol et le sous-sol congolais regorgent de minerais stratégiques, de diamants et de métaux précieux de toutes sortes, parmi lesquels le cuivre, le cobalt, l’or, le manganèse, le zinc, le wolframite (minerai de tungstène très recherché pour la fabrication d’aciers spéciaux), le niobium (un agent d’alliage qui permet d’alléger l’acier tout en augmentant sa résistance), le germanium (un métalloïde gris-blanc utile pour ses qualités de bons semi-conducteurs. Il est utilisé notamment dans la fabrication de fibres optiques), la cassitérite (minerai d’étain)...
Du temps de la colonisation belge, le Congo avait déjà joué un rôle déterminant dans l’issue de la Seconde Guerre mondiale car c’est l’uranium du Katanga qui fut vendu par les Belges aux Américains. Il va s’en dire que la Belgique a vu d’un mauvais œil l’indépendance de sa colonie obtenue le 30 juin 1960 [2] et encouragea la sécession du Katanga, comme il nous est conté dans la série du même titre de Sylvain Vallée et Fabien Nury.
Mais “scandale géologique” est une expression réductrice tant elle ne tient pas compte du formidable potentiel naturel, agricole et touristique de ce pays d’Afrique central grand comme quatre fois la France ! Lorsque le Congo était une possession personnelle et privée du roi des Belges Léopold II, celui-ci fournissait le caoutchouc issu de la culture de l’hévéa, et de l’ivoire en abondance. Le fleuve Congo est le huitième fleuve le plus long du monde et le second fleuve pour son débit, dont la puissance pourrait fournir en électricité toute l’Afrique ! L’ensemble forestier du bassin du Congo, à cheval sur la RD Congo et cinq autres pays voisins, est le deuxième poumon vert de la planète. Et que dire de la grande richesse de la biodiversité animale et florale ! La RDC possède plusieurs parcs nationaux où vivent de nombreuses espèces protégées telles que les gorilles des montagnes. La RDC [3] aurait pu être le Wakanda, du nom de ce pays africain imaginaire issu de l’univers Marvel Comics et immortalisé cette année dans le film à succès Black Panther. Sauf que dans la réalité, cela fait quelques siècles que la population congolaise ne profite plus de ce Pays de Cocagne dont elle est pourtant l’héritière.
Pour comprendre la situation catastrophique dans laquelle se trouve l’Est de la RDC depuis la fin du 20 ème siècle, il faut se replonger dans trois événements importants :
Le rôle du Rwanda dans la déstabilisation de la RDC
Le Rwanda est un petit pays d’Afrique centrale [4] situé à l’Est du Congo, dans la régions des Grands Lacs et frontalière des provinces des Nord et Sud Kivu. Ce pays est régulièrement accusé par le gouvernement congolais mais aussi par de nombreux rapports des Nations unies et des ONG intervenants dans la région, d’être le principal instigateur (avec l’Ouganda) de la déstabilisation de la RDC. Des accusations que l’État rwandais a toujours nié en bloc, argumentant que sa présence militaire sur le sol congolais était motivée uniquement par des raisons sécuritaires : la traque des Interahamwes, ces miliciens hutus responsables du génocide et qui s’étaient cachés dans les camps de réfugiés au Congo. Bien que cet argument soit recevable, les raisons qui motivent le doute sur la bonne foi du “Pays des Mille collines” dans l’esprit de ses détracteurs sont multiples :
Les responsabilités de l’Etat congolais dans la crise à l’Est de la RDC
On aurait pu penser qu’avec la fin du régime de Mobutu que l’ex-Zaïre se relèverait enfin pour devenir un État qui assure la paix et la prospérité à sa population... il n’en n’est rien ! Certes, le pays affaibli par trente-deux ans de mobutisme a subi de plein fouet les dommages collatéraux du génocide au Rwanda, ainsi que deux guerres impliquant plusieurs pays de la sous région sur son propre territoire. Mais cela n’explique pas la corruption généralisée, le détournement des salaires des fonctionnaires et des militaires. Ni la quasi-absence de l’État dans la gestion des dossiers les plus importants tels que le secteur des mines congolaises.
Surtout, cela n’excuse pas les répressions que subit le peuple congolais et les persécutions dont sont victimes les militants qui battent le pavé pour obtenir une amélioration des conditions de vie pour la population de la part d’un régime qui se dit “démocratique”.
Souvenons nous d’Armand Tungulu, cet opposant congolais résidant en Belgique, mort en prison dans des conditions troubles, après avoir caillassé le convoi présidentielle à Kinshasa il y a 8 ans...
N’oublions pas la mémoire de Floribert Chebeya, ce militant des droits de l’homme, président et fondateur de l’ONG, “la Voix des sans-voix”, mort brutalement en 2010. Un meurtre qui a éclaboussé les plus hauts responsables de la police congolaise...
Enfin, gardons en tête tous ces Congolais morts sous les coups de la police, qui manifestaient pour le respect du calendrier électoral et le retrait du président Joseph Kabila (fils de Laurent-Désiré Kabila), qui ne peut plus se représenter aux élections présidentielles fin décembre 2018, comme le stipule la constitution congolaise.
Car tous ces éléments conjugués, les guerres d’agression, la prolifération des milices hutus (Interahamwe), du M23, des ADF-Nalu, des Maï-Maï, du comportement douteux de l’armée régulière congolaise, les pillages des ressources naturelles, les déplacements massifs des populations et la mauvaise gestion du pays par l’État ont laissé une facture (très) salée : entre 3 millions et 6 millions de morts au Congo depuis 1994 !
Un homme face à la barbarie
C’est dans ce contexte cauchemardesque qu’intervient le Dr Denis Mukwege. Né le 1er mars 1955 à Bukavu (Sud-Kivu), il est diplômé en médecine de l’université du Burundi, diplômé en gynécologie de l’université d’Angers et docteur en sciences médicales de l’ULB (Université Libre de Bruxelles).
Après avoir déjà échappé à la mort pendant la Première guerre du Congo, il fonde dans sa ville natale l’Hôpital Panzi en 1999, afin d’aider les victimes de la guerre. C’est alors qu’il est confronté à l’arrivée massive de femmes violées, victimes d’atroces mutilations génitales et anales causées par des coups de machette, de baïonnette, des armes à feu ou de n’importe quel objet tranchant ou contondant... Certains chiffres parlent de plus de 500 000 femmes (des adultes, des femmes âgées, des fillettes et même des bébés !) victimes de ces abominations, mais il est fort probable que ces chiffres soient bien en dessous de la réalité. Les hommes ne sont pas épargnés non plus car on recense également de nombreux cas d’hommes violés dans les même conditions barbares. Pourquoi une telle cruauté ? Pour traumatiser et humilier durablement les victimes, détruisant ainsi les familles et le tissu social des populations des Kivus. Le personnel de l’Hôpital Panzi soigne souvent gratuitement ses patients car ceux-ci sont indigents. L’hôpital aide aussi ces victimes à se reconstruire socialement en leur apprenant un métier ou en les aidant à lancer un projet professionnel.
Malgré les tentatives de meurtre, malgré les persécutions de l’État congolais, le Dr Mukwege poursuit sans relâche son combat et fait le tour du monde pour alerter sur la situation dramatique de l’Est de la RDC. D’autres cliniques et hôpitaux aidant les victimes de ces violences ont également vu le jour dans les Kivus, mais les menaces qui pèsent sur le Dr Mukwege, encouragées par la stature internationale qu’il a acquis empêchent la bonne coordination de tous ces centres médicaux. Car Panzi fonctionne en vase clos, protégé nuit et jour telle une forteresse par les forces des Nations unies.
En Belgique, le Dr Mukwege a rencontré des soutiens de choix, parmi lesquels ceux du journaliste et réalisateur Thierry Michel, de la journaliste Colette Braeckman et du Dr Guy-Bernard Cadière, spécialiste de la laparoscopie, une technique d’endoscopie médicale utilisée pour le diagnostic (cœlioscopie proprement dite) ou l’intervention chirurgicale (cœliochirurgie) sur la cavité abdominale. Chacun d’eux ont associé leurs talents pour soutenir le combat du médecin congolais. Thierry Michel réalisa un documentaire sur le combat du Dr Mukwege, Colette Braeckman a écrit un livre et le Dr Cadière se rend régulièrement avec son équipe à Panzi pour opérer, comme nous pouvons le constater dans la BD Kivu.
C’est via le chirurgien belge que Jean Van Hamme découvrira l’histoire du médecin congolais. Malgré sa grande réticence à traiter l’Afrique dans ses BD, c’est cet engagement qui convainc le créateur de XIII, Thorgal et Largo Winch d’écrire un scénario sur le drame du Kivu, une région qu’il a connu dans sa jeunesse et pour laquelle il garde de tendres souvenirs. Pour l’occasion, il s’est associé une nouvelle fois au dessinateur Christophe Simon, avec qui il avait signé une nouvelle aventure de Corentin. Simon est revenu marqué par sa visite de l’Hôpital Panzi.
L’engagement du Dr Mukwege est salué partout dans le monde, obtenant les prix les plus prestigieux, tels que le Prix des droits de l’homme des Nations unies en 2008 et le prix Sakharov en 2014. Mais sa véritable récompense sera d’obtenir ENFIN la fin définitive des violences faites aux femmes de son pays.
Voir en ligne : Découvrez "Kivu" sur le site des éditions du Lombard
(par Christian MISSIA DIO)
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Photo : Denis Mukwege par Claude Truong (DR)
Logo : Dr Denis Mukwege & Nadia Murad
Crédit : The Nobel Prize/DR
À lire sur ActuaBD.com :
Kivu, par Jean Van Hamme et Christophe Simon, éditions Le Lombard, collection Signé. Album paru le 14 septembre 2018. 72 pages, 14,99 euros
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[1] Ou Congo-Kinshasa, ex-colonie belge à ne pas confondre avec le pays voisin la République du Congo, aussi appelé Congo-Brazza et ancienne colonie française, NDLR
[2] Cette date est devenu le jour de la fête nationale, NDLR
[3] République Démocratique du Congo
[4] Où de l’Est, selon les points de vue politiques, NDLR