En 1988, l’adoption de la fameuse Clause 28 qui interdisait aux autorités locales britanniques, en charge notamment de l’enseignement, de promouvoir l’homosexualité ou de présenter celle-ci comme acceptable "en tant que prétendu lien familial", met le feu aux poudres. Précisons que, dans l’Angleterre thatchérienne du "retour aux valeurs victoriennes", le SIDA est encore qualifié de "peste gay", et un éminent homme politique propose publiquement d’exterminer les homosexuels dans des chambres à gaz…
Alan Moore décide alors de s’engager - et nombre d’auteurs de BD avec lui, dont Neil Gaiman et Kevin O’Neill - dans la publication de AARGH ! (Artists Against Rampant Government Homophobia), un recueil publié par Mad Love Publishing, maison d’édition que le génie de Northampton a lui-même créée. Il y signe un texte ambitieux retraçant l’histoire des homosexuels des origines à nos jours : The Mirror of Love, illustré par les dessinateurs Steve Bissette et Rick Veitch. Au-delà de l’homosexualité, c’est à une célébration de l’Amour universel que Moore nous convie.
Le photographe José Villarrubia en propose aujourd’hui une nouvelle interprétation tout simplement magnifique. Tantôt crues, tantôt pudiques, paisibles ou guerrières, simples ou sophistiquées, ses images font écho aux inflexions du texte d’Alan Moore, qui passe lui-même du lyrisme au chuchotement, de l’inquiétude à l’apaisement, et convoque les figures glorieuses et tragiques de Sapho, de Michel-Ange, d’Emily Dickinson ou Oscar Wilde…
Car c’est une histoire bien tumultueuse que celle de l’Amour, toujours régi par les lois sociales – et Dieu sait si celles-ci sont changeantes… Admises, voire encouragées par certaines civilisations, les relations entre personnes du même sexe sont condamnées par le Christianisme [1]. Des fenêtres de liberté s’ouvrent çà et là, suivant l’air du temps, mais la répression n’est jamais loin, qu’elle considère les homosexuels comme des pécheurs ou comme des malades. L’émotion nous étreint à l’évocation des camps de la mort, de ses empilements de cadavres – et plus encore lorsque le narrateur, serrant contre lui son amant, promet : "Ne pleure plus mon amour. / C’était juste un rêve (…) Et s’il revient, / je te serrerai dans mes bras / jusqu’à l’aube, / comme je sais si bien le faire."
Avec ses diverses annexes, parmi lesquelles d’utiles suggestions de lecture, c’est un beau travail éditorial que proposent les éditions Carabas. On regrettera seulement, outre quelques coquilles, que la traduction du poème privilégie parfois le sens sur la musicalité.
À la fois bel objet et ouvrage engagé, voilà un livre indispensable aux amateurs de Moore... et d’amour !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
(par Arnaud Claes (L’Agence BD))
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Si la version française du texte est de l’éditeur Jérôme Martineau, on notera que la relecture de celui-ci et la traduction des appendices est de notre collaborateur François Peneaud, lequel, selon José Villarubia que nous avons rencontré, l’avait poussé à proposer à l’éditeur américain Top Shelf cette nouvelle version d’un texte qui avait tellement enthousiasmé Villarubia qu’il en avait même suscité une adaption pour le théâtre, qu’il a lui-même interprétée.
[1] Seule religion mentionnée par Moore, même s’il y aurait bien entendu beaucoup à dire sur les autres...