Nous vous avions annoncé la sortie du film Avril et le Monde truqué, tiré de l’univers de Jacques Tardi, ainsi que l’exposition-enquête actuellement en cours au Musée des Arts et Métiers jusqu’au 6 mars 2016. Accompagné par sa flottille de livres, albums et autres romans, le film est sorti en salle ce 4 novembre, auréolé du "Cristal du long-métrage" reçu en juin dernier au prestigieux festival d’Annecy.
On en rappelle le pitch : Avril et le monde truqué débute sous le Second Empire, alors qu’un scientifique renommé est mis à contribution pour développer un sérum d’invulnérabilité en vue de la guerre à venir contre la Prusse. Après un incident dans le laboratoire lors d’une visite de Napoléon III, deux cobayes s’enfuient. Le scientifique ainsi que l’empereur, son garde du corps et les autres cobayes meurent. La guerre contre la Prusse n’a pas lieu et la lignée impériale n’est pas défaite du pouvoir. S’ensuivent les disparitions continues des plus grands inventeurs et génies scientifiques de l’époque, privant l’humanité d’inventions capitales. Ignorant notamment radio, télévision, électricité, aviation, moteur à explosion, cet univers est enlisé dans une technologie dépassée, comme endormi dans un savoir du XIXe siècle, gouverné par le charbon et la vapeur, ce qui pousse l’humanité dans une ère sombre de déforestation totale à l’échelle planétaire. Obnubilé par le bois, la tension entre l’Empire français et les États-Unis monte et une guerre n’est pas à exclure.
Dans ce monde figé, la police de Napoléon V est à la poursuite des derniers scientifiques, afin de pouvoir prendre l’ascendant sur l’ennemi américain. Malheureusement, les inventeurs sont toujours traqués et continuent de disparaître mystérieusement, et c’est d’ailleurs le cas des parents de la jeune Avril. Des années plus tard, en 1941, Avril est devenue une jeune femme qui se consacre entièrement en secret à des recherches scientifiques, dans la tradition de sa famille. Entre deux expériences, elle vivote à Paris en compagnie de son chat parlant, Darwin. Lorsqu’elle part à la recherche de ses parents, qui font partie des scientifiques disparus, elle se trouve mêlée aux agissements de l’empire et rencontre Julius, un gredin vivant aux marges de la loi. Ensemble, ils tentent de découvrir la raison de ces enlèvements.
Une merveille d’inventivité
On l’aura compris, il faut s’affranchir de nos connaisances historiques pour entrer dans ce monde steampunk scénarisé par Franck Ekinci, Tardi & Benjamin Legrand, ce dernier étant un vieux complice de Tardi car on lui doit notamment le scénario de Tueur de cafards et la novélisation du film d’Adèle Blanc-sec. Le gros intérêt du scénario est de respecter la cohérence de ses présupposés. Cet univers steampunk uchronique est le fruit des disparitions successives de tous les grands savants : on prend d’ailleurs un grand plaisir à retrouver leurs têtes tout au long du film.
Plaisir : le mot est lâché ! En effet, dès le générique, on ne peut s’empêcher de sourire et de profiter de la succession d’idées originales, de répliques savoureuses et autres clins d’œil que noteront les amateurs de Tardi. En dépit d’une petite baisse de rythme au premier tiers du film et juste avant la séquence finale, l’amusement, l’intérêt et le plaisir ne quittent pas le spectateur dans cette folle cavalcade. Les plus attentifs observeront de belles scènes d’humour au second plan, mais qui demeurent cohérentes dans un empire français digne du fascisme.
De bout en bout, les voix des personnages imposent le rythme de l’aventure. Il y a celle de Marion Cotillard, bien entendu, mais on salue surtout la performance de Jean Rochefort qui colle merveilleusement au personnage du grand-père Pops, et Bouli Lanners dans la peau du commissaire Pizoni. Cohérent avec l’univers de Tardi, cet épisode pourrait se situer entre Le Démon des glaces et les aventures d’Adèle Blanc-Sec dont il respecte certains codes : une incompétence policière, des savants souvent fous qui rivalisent d’audace et d’invention, ainsi qu’un discours aux accents anti-militaristes propre à Tardi.
Si l’animation est parfois un peu lente dans sa réalisation, elle retrouve une formidable dynamique dans les scènes d’action. La référence à Miyazaki est évidente dans les poursuites, la maison de Pops et les scènes d’aviation, mais cette influence ne retranche aucun crédit aux réalisateurs Franck Ekinci & Christian Desmares, un tandem qui s’était déjà illustré en travaillant sur Persépolis.
Cohérence du propos, équilibre des caractères, inventivité débordante jusque dans les inventions steampunk, les clins d’œil multiples sont les qualités de ce film qui joue en permanence la carte du suspense et de la surprise. L’ambiance générale est moins sombre que celle des livres de Jacques Tardi, mais il vaut mieux que les enfants aient déjà huit à dix ans pour bien profiter de ce divertissement de qualité.
Un film… et des livres
Ce film tiré de l’univers de Jacques Tardi ne pouvait que s’accompagner d’ouvrages en tout genre, édités chez Casterman bien sûr ! Un livre-jeunesse pour les enfants avec les images tirées du film, un roman, et un ouvrage dévoilant les coulisses du film. Intéressons-nous surtout à ce dernier intitulé L’Histoire d’un Monde truqué. Entièrement écrit par Benjamin Legrand, il n’est composé que de dessins de Tardi, ce qui permet de comprendre la direction suivie par l’équipe du film, et les différents échanges entre la version initiale et la réalisation finale que l’on peut voir actuellement sur l’écran.
Legrand débute avec un chapitre consacré à Tardi : comment ils se sont rencontrés, leur collaboration, l’idée du film et sa mise en œuvre. On apprend que ce projet est né des cendres d’un autre long-métrage traitant de la Grande Guerre et qui ne s’est jamais réalisé. Un tour par la case de la série TV avant de revenir à toute vapeur au grand écran ! Outre les péripéties de la création du film, on y retrouve l’explication de la cohérence de conception de leur univers steampunk, illustrée par des extraits du storyboard et de magnifiques aquarelles et de lavis ! Ce livre de 130 pages passe également en revue tous les personnages principaux, les esquisses originelles, jusqu’au choix des noms et des personnages. Mention spéciale pour celui de Pizon (voir ci-dessus)
Le chapitre central est l’un des deux grands atouts du livre : Legrand s’efface devant les dessins de Tardi regroupés sous le titre d’ « Univers, exosquellettes, machines diverses et avariées ». En multipliant les techniques, Tardi campe merveilleusement l’ambiance du film : les laboratoires, la méta-maison de Pops et surtout ce fameux téléphérique, fascinant véhicule steampunk, dont on comprend que les auteurs voulaient connaître le moindre rouage. On y retrouve également bien des dessins, des personnages et des inventions qui n’ont finalement pas été intégrés au film. Ce n’est heureusement pas perdu pour tout le monde !
Second élément notable de cet album, une cinquantaine de pages qui retracent le récit du film en bande dessinée et superbement dessinées par Tardi. L’auteur a choisi de travailler dans un format unique de case, et de manière très détaillée. Cette centaine de dessins sont regroupés deux par deux, les cases restant parfois muettes. Comme a l’accoutumée, Tardi joue des noirs et des blancs soulignés pas des rehauts de gris et de rouge.
Petit conseil : mieux vaut avoir vu le film avant de se lancer dans cette lecture, afin de ne pas gâcher certains éléments de surprises, et surtout parce que quelques séquences dessinées ne sont pas toujours compréhensibles sans ce support.
Néanmoins, la maestria qui s’en dégage permettrait facilement à certaines illustrations de devenir des sérigraphies. Même si l’auteur avait initialement prévu de réaliser une douzaine de carnets, le récit s’interrompt brusquement à la moitié du second, dont les dernières cases contiennent des bulles vides. Cette interruption déçoit, mais on se console en se disant que c’est parce que cette belle aventure de papier est devenue un film après six années de travail. Un film qui va certainement rester comme un des plus grands hommages populaires au graphisme et à l’univers de Jacques Tardi.
(par Charles-Louis Detournay)
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Avril et le Monde truqué - en salle à partir du 4 novembre 2015
Lire notre article : "Avril et le monde truqué", un film tiré de l’univers de Jacques Tardi
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L’exposition Avril et le Monde truqué - Enquête au musée
Jusqu’au dimanche 6 mars 2016.
Musée des arts et métiers
60 rue Réaumur
75003 Paris
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