Dans quelques jours, si l’on en croit les sondages, Marine Le Pen sera élue présidente de la région Nord-Pas-Calais-Picardie. Dans un an et demi, si l’on en croit François Durpaire et Farid Boudjellal, Marine Le Pen, après avoir gagné les régionales en 2015, sera élue présidente de la France en 2017. Que se passera-t-il alors ? A quoi ressemblera la France frontiste ? La fille de Jean-Marie Le Pen arrivera-t-elle à appliquer ses propositions ? Quelles seront les conséquences sociales, culturelles et économiques d’une telle déflagration politique ? C’est à toutes ces questions qu’entend répondre cette bande dessinée.
Dans l’avant-propos, François Durpaire explique sa démarche. Cet historien universitaire, connu pour avoir été le premier à publier une biographie en langue autre qu’anglaise de Barack Obama, et surtout le premier à avoir prédit l’élection de ce dernier (ce qu’il aime rappeler), dresse le parallèle entre ces deux élections : « [La] résurgence de la pensée nationaliste prend sa source dans le sentiment de déclassement de vieilles nations face à la poussée du reste du monde, l’idée de concurrence économique, le vertige devant l’inversion démographique, les interrogations identitaires, via le métissage, et la peur de la menace terroriste. Jamais la victoire d’une candidature incarnant le repli monoculturel n’a été aussi proche… Et pourtant le livre le plus vendu de l’année est un roman de Michel Houellebecq qui anticipe l’élection... d’un président musulman ! Ce déni, qui conduit à voir l’inverse de ce qui est en train de se produire, je l’ai déjà rencontré en 2007. Alors même que la plupart des médias faisaient état de l’impossibilité pour un Noir de gagner aux États-Unis, j’avais pris conscience de la probabilité de la victoire de Barack Obama. Sans doute parce que je m’intéresse aux signaux « sous le radar » et que je privilégie le temps long à l’instar de mes collègues historiens ».
Le récit construit part d’un scénario politique précis : Nicolas Sarkozy a remporté la primaire des Républicains en 2016, ce qui n’a pas fait consensus au sein de la droite française. François Bayrou et François Fillon ont décidé de se présenter également, divisant complètement l’électorat traditionnel de la droite. Marine Le Pen est alors arrivée au second tour contre François Hollande. Le report des voix de droite n’a pas eu lieu, Nicolas Sarkozy refusant l’idée d’un front républicain et ne donnant, à l’inverse d’Alain Juppé et de François Fillon, aucune consigne de vote. Avec un taux d’abstention de plus de 37%, Marine Le Pen est élue le dimanche 7 mai 2017, avec 50,41% des suffrages.
Malgré quelques simplifications militantes (Marine le Pen impose dans toutes les mairies un buste de Marianne à son effigie), le scénario proposé par cette bande dessinée est globalement très documenté et réfléchi, et François Durpaire a fait appel à plusieurs spécialistes (Emmanuel Lechypre pour les questions économiques, Ulysse Gosset pour les aspects de politique étrangère, Wallès Kotra pour l’Outre-Mer, etc) pour proposer un scénario très crédible et plausible.
Tout l’album nous montre les 100 jours qui suivent cette élection, en alternant des questions très pratiques (le Grand Chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur démissionne, pour éviter d’avoir à décorer Marine Le Pen avant son investiture, ce qui s’était déjà passé en 1981, à l’élection de François Mitterrand), et des questions aux enjeux plus importants.
Les premiers jours suivants l’élection sont focalisés sur des questions de stratégie politique. Gérard Longuet, co-fondateur d’Occident, ancien du GUD, ancien ministre de Sarkozy, devient le premier ministre de Marine le Pen. Parmi ses ministres, on trouve des membres du FN, comme Marion Maréchal-Le Pen, mise ironiquement au ministère de l’École et des Savoirs fondamentaux, Nicolas Bay, ministre de l’Intérieur, de l’Immigration et de la Laïcité, ou Steeve Briois, ministre de l’Agriculture et de la Ruralité, mais on trouve également beaucoup de ministres venus de la frange la plus conservatrice de la droite : Geoffroy Didier, représentant de la Droite Forte, au ministère de la Justice, Thierry Mariani à la Politique étrangère ou encore Christian Vanneste, qui est secrétaire d’État à l’artisanat français. Six fauteuils vont aux Républicains, l’objectif étant de diviser le parti de Nicolas Sarkozy pour gagner des ralliements et ainsi obtenir une majorité lors des législatives. Le FN obtient 190 sièges, soit exactement autant que le PS et ses alliés, et gouverne désormais avec l’aile droite des 180 députés Républicains.
Pêle-mêle, voici un exemple des premières mesures identitaires et sécuritaires prises par la nouvelle présidente : suppression de l’étude de l’esclavagisme dans les programmes scolaires, Marseillaise chantée tous les lundis matin à l’école primaire, changement de nom de toutes les rues rappelant les accords d’Évian, suppression du Conseil Constitutionnel, nomination de Patrick Buisson à la tête de TF1, soutien financier à Valeurs Actuelles, suppression des subventions à Libération, La Croix, Le Parisien. Les RG sont mis à contribution pour éplucher la vie de tous les journalistes afin de les tenir en menaçant de révéler leurs secrets et, plus globalement, un système de surveillance informatique généralisé est mis en place afin de collecter le maximum des données personnelles de tout un chacun, ce qui pourrait s’avérer utile pour anticiper les actions de l’opposition et faire chanter les militants qui voudraient s’opposer à leur politique. Le nouveau ministre de l’Intérieur exige soixante-sept millions de fiches de renseignement, une par Français, en indiquant les revenus, les opinions politiques, les orientations sexuelles, etc. de chacun. Le tout en s’appuyant sur les lois déjà existantes, et notamment les lois sécuritaires votées sous les deux derniers quinquennats. Cet album a été publié de façon quasi contemporaine aux attentats du 13 novembre, mais il trouve ainsi un écho fort avec la situation actuelle. F. Durpaire semble tout particulièrement sensible à cette question et propose en plein milieu de l’album trois pages très (trop) pédagogiques revenant sur l’histoire de la surveillance numérique en France.
Les rappeurs les plus virulents (La Fouine, Soprano, Youssoupha) sont mis en examen, sous prétexte d’incitation à la haine et d’encouragement au terrorisme, tandis que Mokobé est inculpé d’offense au chef de l’État. Pour la même raison, des intellectuels comme Tariq Ramadan sont également arrêtés. Les étrangers en situation légale sont reconduits à la frontière au bout de douze mois de chômage et le droit du sol est supprimé, tandis que la ministre Marion Maréchal Le Pen lance un fichage des enfants maghrébins scolarisés par prénom.
La société évolue également parallèlement à ces mesures politiques : la parole raciste se libère, tandis que le bloc identitaire, composé de militants entendant renvoyer les immigrés hors de France pour ne pas perdre leur identité blanche et européenne, infiltre syndicats, clubs de sport et milieux de la culture, agissant de manière radicale alors que la nouvelle présidente se doit d’adopter, en façade, un discours encore plus policé.
Concernant les questions économiques, un référendum sur le retour au franc est proposé, et les Français répondant positivement, la sortie de l’euro est décidée, ce qui entraîne un crack boursier, une flambée des taux d’intérêt, la France né bénéficiant plus du parapluie de la crédibilité allemande. L’économie est également très fortement touchée par les expulsions massives de migrants, la restauration ou le bâtiment perdant brutalement une partie importante de leur main-d’œuvre. Sur la scène internationale, la France quitte l’Otan, se rapproche de la Russie, et tente un rapprochement avec l’Asie, qui échoue en raison des mesures protectionnistes décidées dans le même temps.
Toutes ces mesures arrivent rapidement à une situation de blocage. Ainsi, Marine Le Pen annulant le référendum d’autodétermination prévu en Nouvelle Calédonie en 2018 par les accords de Matignon, une partie de l’île se soulève. Dans le même temps, suite à la sortie de l’euro, le franc est immédiatement dévalué de 30%, le pouvoir d’achat s’effondre, les entreprises étrangères gèlent leurs investissements en France suite aux mesures protectionnistes prises. Mais le pire est la situation décrite dans les dernières pages, que nous ne livrons pas ici pour vous laisser la (mauvaise) surprise finale. F. Durpaire imagine ce scénario catastrophe, dans l’idée que le lecteur puisse voir la logique frontiste se dérouler jusqu’à son terme, même si, pour cela, il emprunte par moment des pistes peu crédibles, en minimisant par exemple le rapprochement possible de certains milieux d’affaire avec le nouveau pouvoir exécutif, ou en passant sous silence les blocages que les institutions (Impôts, Éducation Nationale, Justice) pourraient opposer à la mise en place de ce programme.
D’un point de vue littéraire, le scénario de F. Durpaire, qui se met lui-même en scène dans sa propre bande dessinée, est assez minimaliste : il s’agit en réalité d’une chronique quasi journalistique jour par jour des premiers mois de cette présidence, vue par le prisme d’une famille de « résistants ». Le ton est assez grandiloquent, l’histoire de la famille entremêlée à la description du pouvoir frontiste a du mal à prendre chair. Mais tout cela est secondaire à côté de l’évidente portée didactique de cet album, qui revient à plusieurs reprises dans de longues explications de vulgarisation sur des questions très complexes : la situation géo-politique en Nouvelle-Calédonie, la question du remboursement de la dette suite à la sortie de l’euro, etc.
On connaissait Farid Boudjellal principalement pour Petit Polio, consacré au handicap, pour Jambon-beur, consacré au racisme, ou pour L’Oud, sur la crise du logement en France. Il s’agissait à chaque fois d’albums ayant certes un fond engagé, mais réalisés à l’aide d’un dessin humoristique, coloré et léger. Ici, l’auteur opère sa révolution graphique personnelle, avec un dessin quasi photographique (et qui utilise d’ailleurs directement un fond photographique pour différentes pages) qui ne convainc pas complètement. Le dessin a beau être ultra-réaliste, cela n’empêche pas, à plusieurs reprises, que l’on ait du mal à savoir qui sont les personnages représentés (est-ce bien Nelson Montfort et Florent Pagny, que l’on voit accompagner Brigitte Bardot, Alain Delon, Patrick Zemmour, Alain Soral, Dieudonné et Alain Finkielkraut à la première Garden-Party de l’Élysée de Marine Le Pen ?), et on a parfois même du mal à reconnaître certaines personnalités pourtant nommées (comme Michel Drucker ou Hubert Védrine). On comprend bien la volonté d’unir le réalisme du dessin à celui de l’intrigue, dans un souci de crédibilité, mais cet essai n’est que partiellement concluant.
L’intérêt est ailleurs, et il est évident que vous ne lirez pas cet album pour ses qualités littéraires, mais bien pour la réflexion politique qu’il propose en cette période de banalisation du Front National. L’annonce sur ActuaBD de la parution de cet album avait d’ailleurs suscité le débat, et nul doute que cette fois-ci encore l’encre ne coule : un tel album ne sera-t-il lu que par des lecteurs déjà convaincus de l’aberration de ce programme ? A-t-il la moindre chance d’atteindre son but : dénoncer les dangers d’une telle accession au pouvoir ? Ne sera-t-il pas repoussé d’emblée par les sympathisants frontistes, sous prétexte que le frère du dessinateur, Mourad Boudjellal, actuel président du club de rugby de Toulon, a pris position contre Marion Maréchal Le Pen en PACA ?
Contribue-t-il finalement à la stratégie de banalisation du pouvoir frontiste en donnant une tribune supplémentaire à Marine Le Pen ?
Nous vous laissons juges, mais dans tous les cas, comme le dit un macaron rouge collé sur la couverture de l’album : « Vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas…. ».
(par Tristan MARTINE)
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La Présidente - Par F. Durpaire et F. Boudjellal - Les Arènes
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