Une petite étiquette adorne la nouveauté de Dargaud de la semaine : « Par le scénariste d’IR$ et le dessinateur du Dernier Templier ». Bien entendu, la carrière de Stephen Desberg doit aussi à ses anciens et récents succès comme Le Scorpion, Black Op, Sherman, etc. Mais cette association avec Miguel Lalor est inédite. Le scénariste prolifique nous explique comment s’est réalisée cette rencontre : « De passage dans les bureaux de Dargaud France, j’ai expliqué à mes éditeurs que j’appréciais beaucoup le travail du dessinateur du "Dernier Templier", même si je n’avais pas encore vraiment fait connaissance avec ce Brésilien venu en Europe pour concrétiser son rêve : réaliser de la bande dessinée ! Miguel Lalor et moi, nous nous sommes donc rencontrés alors qu’il finissait sa précédente série. Nous avons immédiatement sympathisé et avons travaillé sur le projet qu’il avait en tête : un polar dans les rues de Rio. Il voulait se placer dans l’ambiance de son pays, même si cette mégapole n’est pas sa ville natale. De fil en aiguille, nous nous sommes rendus compte que ce projet devenu commun ne tenait pas toutes ses promettes, mais le temps que nous avons passé ensemble nous avait permis de nous retrouver sur d’autres terrains communs qui nous passionnaient : l’évolution de l’économie mondiale, avec les travers que cela peut engendrer ; la difficulté du monde occidental à s’adapter à ces changements, alors que les pays émergents du BRIC [1] sont en phase de leur damer le pion. Le Rédempteur était sur les rails ! »
Un héros milliardaire... et armé !
La série présente Jean Ravelle, un Français installé au Brésil, et qui a fait fortune dans les affaires. Plutôt que profiter d’une existence aisée et insouciante, il mène une double vie, car c’est un homme en colère. Son obsession : combattre tous ceux qui s’en prennent aux enfants et qui les exploitent. Devenu une sorte de justicier milliardaire, il n’hésite pas à employer lui-même des méthodes radicales. Son passé explique d’ailleurs ses actes : hanté par des souvenirs, Jean Ravelle est celui qui « entend les prières des enfants morts ».
Avec un tel pitch, on pouvait craindre un ersatz de Largo Winch, une caricature... Mais en dépit de quelques grosses ficelles habituelles pour ce type de divertissement, Le Rédempteur est plus subtil qu’il ne le semble à première vue. Stephen Desberg a suffisamment d’expérience de scénariste dans le milieu financier (IR$ entre autres) pour y faire évoluer un héros crédible, même s’il ne se dévoile qu’à moitié, afin de laisser quelques interrogations dans la seconde partie de ce diptyque introductif.
« Pour travailler la thématique de cette économie mondiale, nous explique Desberg, Nous avons créé un personnage issu de la vieille Europe : il est français et a été éduqué selon le « business model » américain. Il s’est allié avec la Chine par un mariage de raison (avant de devenir d’amour) et travaille au Brésil. Il est donc parti de très bas (nous y reviendrons plus tard), s’est embarqué tête baissée dans le monde des affaires et y a fait fortune. Mais un événement l’a terriblement secoué : avec ce réel électrochoc, il s’est rendu compte que ce monde financier n’était finalement pas très moral. Ce qui l’a fait changer de vie… »
Après quelques pages introductives et pleines d’action, ce milliardaire coupe les ponts avec sa femme et sa société. En effet, son beau-père le trouve trop remuant et a décidé de le supprimer. Jeté sur les routes, non sans avoir détourné la moitié de sa fortune, Jean Ravelle est donc le fugitif le plus riche du monde, toujours en quête de réponses. Il n’est pas seul dans cette croisade : aidé par plusieurs complices au style bien forgé.
« La force du personnage passe par le regard que les autres posent sur lui, complète le scénariste. J’ai donc voulu lui adjoindre une équipe qui n’est pas du tout homogène, mais qui ont chacun un rapport à lui. C’est une possibilité de rassembler des compétences qui complètent les siennes. En effet, notre héros est devenu un clandestin traqué par une des plus grandes puissances mondiales. Il doit pouvoir apparaitre et disparaitre à volonté. »
« L’anti-Largo Winch »
Impossible de lire une bande dessinée d’action traitant d’un milliardaire sans penser à la référence qu’est Largo Winch. Le style de Miguel Lalor et les couleurs de certaines planches se rapprochent d’ailleurs de Philippe Francq. Pourtant, la comparaison s’arrête là : le style de Desberg est plus porté sur l’action que sur la finance, et ayant eu l’occasion de s’entraîner comme un professionnel, Jean Ravelle peut attaquer un bateau armé de narcotrafiquants, ou conduire une moto dans les rues de Rio à plus de cent kilomètres tout en tirant sur une voiture blindée ! La faille de cet héros intrépide se cache dans ces enfants décédés, une faute dont il veut certainement se racheter…
« Je suis un grand fan de Largo Winch, nous confie Desberg, Et j’ai un très grand respect pour Jean Van Hamme : sur bien des sujets, il a révolutionné la bande dessinée. Son idée du diptyque est d’ailleurs très moderne, car elle permet de développer une intrigue construite avec des personnages forts, sans que le lecteur attende dix tomes pour terminer un cycle (ainsi que nous avons pu le faire avec Le Scorpion) ! Outre le plaisir que j’avais ressenti en lisant les premières aventures de Largo Winch, je m’étais demandé comment se positionnait éthiquement ce héros. Certes, il reçoit cette fortune en héritage, mais il doit finalement composer avec ce que réalisent ses sociétés. Jean Van Hamme a abordé cette thématique par la suite (NDLR : « La Couleur de l’argent » entre autres) mais ce n’était pas le réel ADN de la série. Cette question a continué à trotter dans ma tête, et c’est sans doute pour l’aborder que j’ai imaginé « Le Rédempteur » : un personnage qui a construit sa réussite, avant de vouloir s’en démarquer en se rendant compte qu’il l’avait construite au détriment de centaines de personnes. Mon personnage est donc un anti-Largo Winch ! »
Un graphisme de haute volée
Miguel Lalor n’est pas étranger à la réussite du premier tome. Même si on peut effectivement faire un parallèle avec Largo dans son tableau de la haute finance, on sent toute la force et la minutie qu’il a placées dans les séquences brésiliennes. D’entrée de jeu, sa première case est tout simplement grandiose : il pose le décor des ruelles de Rio, avec le Christ rédempteur en arrière-plan, tel un objectif que Jean Ravelle désire atteindre, aidé par son amie et complice qui l’accompagne.
Si la suite de l’album demeure d’un très bon niveau, quelques détails doivent être peaufinés : lors de certains cadrages plus acrobatiques, certains personnages « flottent » sur le sol, tandis des postures en pleine action sont parfois peu vraisemblables. Mais ces accrocs ne constituent que des exceptions, et cet auteur qui n’a pas encore totalisé dix albums sous la bannière franco-belge fait preuve d’une maîtrise graphique qui doit faire des envieux. On remarquera également l’influence d’Hermann dans le dessin des personnages en pleine action.
« On peut sans doute retrouver des références graphiques à Largo Winch dans ce premier tome du Rédempteur, prolonge Desberg, Car Miguel [Lalor] est un grand admirateur de Philippe Francq. Les personnages qu’ils dessinent ne sont pas de la même veine, mais il y a des codes qu’on ne renie pas. Ne s’arrêtant pas au dessin ou à la mise-en-scène, Miguel est partie prenante dans la série : il apporte une réelle réflexion sur le récit. Et puis, toute l’iconographie des références financières sont importantes ! »
Quant aux couleurs réalisées par Thorn, si les scènes de jour mettent le dessin de Lalor en valeur, les intérieurs et les scènes de pénombre contrastent avec la précédente réussite. Pas de quoi faire perdre le rythme de lecture, car ce premier tome du Rédempteur est mené tambour battant du début jusqu’à la fin, par un tandem Lalor-Desberg étourdissant. La densité de ces quarante-six premières pages explique certains éléments caricaturaux : par exemple, la capacité du héros, ou d’un de ses lieutenants, à pouvoir ainsi affronter et triompher de criminels endurcis. Mais on suppose que ces éléments seront dévoilés par la suite.
« Le second tome, qui conclut le diptyque introductif, nous entraînera en Inde et en France, en plus du Brésil, conclut Desberg. Je suis surtout impatient de voir la version finalisée de la longue scène parisienne, une ville qui n’est finalement pas si souvent dessinée en bande dessinée : Miguel s’est surpassé ! Déjà bien entamée, cette suite sera prête pour la publication en mai 2016. Miguel est un dessinateur très minutieux qui peaufine chaque planche jusque dans les détails. Quant à la suite de la série, c’est bien entendu au lecteur à en décider, mais Miguel et moi sommes impatients de développer tout le potentiel du projet ! »
La séquence finale du premier tome du Rédempteur progresse à un rythme haletant, grâce à une série de rebondissements très bien amenés. Tous les ingrédients sont présents pour proposer au lecteur un divertissement d’une excellente facture, mêlant passion et complots internationaux de haute finance, à hauteur d’homme. Pour le grand public ado-adulte, c’est la nouveauté du mois, sans aucun doute !
(par Charles-Louis Detournay)
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[1] Brésil, Russie, Inde et Chine.
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