Les temps ont changé. Avant, il y avait les « gros éditeurs », les « commerciaux » vendeurs de soupe, et, d’autre part, si l’on en croyait Jean-Christophe Menu dans Plates-bandes (2008), les purs, les « Indépendants », les « Alternatifs », les « Avant-Gardes », les structures créées par les Auteurs (le tout avec des majuscules) « et animées de préoccupations différentes ou opposées au contexte BD établi. » qu’il désignait sous le vocable de "microcosme". [1]
Un rôle historique à reconsidérer
Cette vision un peu réductrice du marché de la bande dessinée, pour être déjà fausse à l’époque, permettait à L’Association de s’arroger un rôle "historique", trop merveilleux pour être vrai, dans l’avant-garde de la bande dessinée contemporaine.
En réalité, ce qui s’est passé ces dernières années découlait d’un processus naturel qui s’explique par l’ouverture de la librairie générale, jusque là hostile à la bande dessinée. Pourquoi ce revirement ? Surtout en raison de la volonté, de la part des libraires, de préserver leur chiffre d’affaires, principalement motivée par l’extraordinaire croissance vécue par la BD ces 15 dernières années en France. La Mission Livre 2010 initiée par le Ministère de la Culture laissait ressortir que le chiffre d’affaires de la BD avait progressé de 375% entre 1990 et 2005, laissant loin derrière le document d’actualité (124%), la jeunesse (90%) et le roman (47%) [2].
L’Association ne pouvait porter seule cette croissance. Elle a profité de cette tendance, surtout impulsée par l’arrivée sur le marché des mangas, responsable de l’ouverture de nombreux points de vente spécialisés. Elle a su se positionner sur le créneau -porteur lui aussi- du roman graphique avec des individualités charismatiques comme Joann Sfar, Lewis Trondheim, David B, Emmanuel Guibert et Marjane Satrapi.
Maintenant que le marché se tasse après une croissance ininterrompue de 15 ans (et peut-être 16 car, cette année encore, on s’attend à un tassement mais pas à un écroulement), il semblerait que L’Association joue un rôle moins "historique"...
Une prise en tenaille
Le fait est qu’aujourd’hui, bon nombre de maisons d’édition appartenant à des groupes importants (Gallimard, Denoël, Futuropolis, Soleil…) publient, depuis quelques années déjà, des produits qui ressemblent à s’y méprendre aux standards de l’édition dite « alternative » des années 1990, tant en terme de qualité que de tirage.
Soyons clairs : la supposée "avant-garde" de L’Association a joué un rôle plutôt secondaire. Il nous semble qu’elle était déjà assurée bien avant son arrivée, avec des fortunes diverses, par des précurseurs comme Vertige Graphic, Fréon et Amok en France et en Belgique, Valvoline en Italie ou Strapazin en Allemagne, sans parler du très fertile mouvement underground hollandais.
La rigidité des formats standards commerciaux des éditeurs classiques, déjà battue en brèche depuis le milieu des années 1970 au sein même de leurs propres structures (Chez Casterman : Les grands romans de la bande dessinée, 1975 ; Chez Dupuis : Aire Libre, 1988, etc.), est aujourd’hui abolie comme en témoignent des collections, parfois récentes, publiée chez ces éditeurs et leurs outsiders Glénat, Casterman, Soleil, Delcourt, et même le Lombard, sans pour autant éradiquer la forme classique.
La rage exprimée à une époque par J-C. Menu contre Futuropolis et Soleil dans le même ouvrage était justifiée par une menace contre son hypothétique pré-carré ("plates-bandes") dans un secteur qu’il n’avait pas inventé, le « roman graphique », avec « l’avant-garde » en oriflamme, alors même que l’ouvrage qui a, selon son propre aveu, sauvé « la seconde décennie de L’Association » : Persepolis, un album sur lequel Plates-bandes s’était fait très discret, était un ouvrage aux canons narratifs plutôt conventionnels.
La fin d’une certaine vision de la création expérimentale
Ce syncrétisme artistico-idéologique se mêlait à une tentative assez puérile de légitimation raccrochant L’Association au Mouvement Surréaliste des années 1930, aux joutes littéraires fondées en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et le poète Raymond Queneau, L’OuLiPo, ou encore à une supposée filiation avec Hara Kiri et Futuropolis, rien de bien neuf. Les théories de l’éditeur André Schiffrin (L’édition sans éditeurs) servaient par ailleurs de cache-sexe à un discours relativement vide.
La "punkitude" de J-C. Menu se traduisait parfois par des "gestes" concrets, comme par exemple le refus de l’apposition du code-barre sur les livres, à charge pour les diffuseurs ou les libraires de les y coller eux-mêmes…
Cette attitude, sans doute quelquefois jouissive, était un positionnement marketing comme un autre qui a permis, ma foi, grâce à l’appui de certains médias toujours en quête de "nouveauté", de fédérer en librairie une certaine catégorie d’éditeurs que le Comptoir des Indépendants incarnait peu ou prou, avec le succès de Marjane Satrapi, Persepolis, en étendard.
Une crise annoncée de longue date
Mais las, la multiplication des ouvrages expérimentaux, tant chez les éditeurs dits « indépendants » distribués par le Comptoir mais aussi de la part de labels attachés à des grands groupes comme Futuropolis (Joint-venture entre Soleil et Gallimard), Bayou (Collection de Gallimard fondée par Joann Sfar), Shampooing (Collection de Delcourt dirigée par Lewis Trondheim) ou encore Métamorphose (Collection chez Soleil dirigée par Barbara Canepa) dont la force de vente est trois à quatre fois supérieure à celle du Comptoir, ont réduit la pertinence de ce positionnement.
Pire encore : l’Internet, que L’Association a toujours snobée (« On y travaille » avait déclaré J-C. Menu récemment) enlève à ce type d’éditeur ce qui faisait naguère sa légitimité. Auparavant, quand on voulait se faire publier, on n’avait pas le choix : les petites structures s’offraient à vous et vous publiaient, le plus souvent sans payer d’à-valoir. L’Association était cette structure où des auteurs-fondateurs apportaient leur œuvre dans le pot commun.
Aujourd’hui, un jeune créateur qui veut se faire connaître publie ses œuvres sur le Net. Il ne gagne pas davantage d’argent que naguère, sauf que son audience est infiniment plus importante et qu’un éditeur peut le contacter directement. Des grands noms de la BD actuelle, comme Bastien Vivès, ont été recrutés de cette manière.
Cette prise en ciseaux –concurrence des gros éditeurs sur des formats expérimentaux et autonomie des créateurs sur Internet- sonne le glas d’une certaine image romantique de l’édition des années 2000 qui n’a cessé depuis sa création de parler, en la généralisant, d’une "crise" essentiellement circonscrite à son activité (Cf. Les propos de Thierry Groensteen dans notre article : "La BD est-elle en crise ?""] .
"Le métier de la BD en Europe est certainement en profonde mutation. Qu’il soit en crise, cela reste à prouver." avions-nous conclu (janvier 2006).
Récemment, Menu avait accordé deux interviews à l’occasion des 20 ans de L’Association dans lesquelles il reconnaissait que la crise le frappait plus que d’autres : « …Le contexte a bien changé, dit-il à BD News. La crise est bien réelle. Pour moi, c’est très net. Les gens achètent moins de livres. Cela se ressent chez tout le monde. »
Fermeture annoncée du Comptoir des Indépendants
C’est dans ce contexte qu’il faut lire la fermeture annoncée avant la fin de l’année du diffuseur de L’Association, le Comptoir des Indépendants, et la reprise de certains éditeurs et d’une partie de sa force de vente par Les Belles Lettres à la suite d’un partenariat mis en place en avril 2010.
Une grosse partie des structures éditoriales qui profitaient de cet outil de diffusion créé par Latino Imparato au tournant des années 2000, parmi lesquelles Cà & Là, La Cinquième Couche, Diantre, Alain Beaulet, les Editions de la Gouttière, L’Employé du moi, Frémok, Groinge, IMHO, Michel Lagarde, Tanibis,…, se trouvent obligés de changer de diffuseur/distributeur (certains ont d’ores et déjà signé avec Les Belles Lettres) et se trouvent parfois menacés de se retrouver sans moyen de diffusion.
En avril, le Comptoir avait déjà fait ce constat : « La précision dans le traitement des commandes, la rapidité dans leur livraison, la maîtrise des coûts de transport sont des impératifs qui s’imposent aujourd’hui à tout distributeur. En raison de sa taille, le Comptoir des indépendants a du faire face aux difficultés d’assumer seul les engagements financiers nécessaires à une modernisation de son outil de distribution… »
En conséquence de quoi, elle fit migrer aux Belles Lettres l’essentiel de sa distribution, soit un catalogue de plus de 2400 ouvrages pour une clientèle de 750 libraires, gérée par ses trois représentants. Mais, sans doute en raison de la réduction drastique des nouveautés de L’Association, elle vient de décider de fermer purement et simplement sa structure de diffusion.
« Cette décision des éditeurs/associés vient du fait que la structure n’arrive pas à dégager assez de marge pour régler ses factures éditeurs » annonce le Comptoir à ses diffusés. Une assemblée générale devait se tenir le 6 décembre pour fixer les modalités d’une fermeture « à l’amiable », la société continuant de fonctionner un certain temps, le temps de récupérer ses créances et d’apurer ses dettes. Sa force de vente devrait rejoindre celle des Belles Lettres où elle serait renforcée par un quatrième commercial.
Est-ce à dire que les « forces mercantiles », la « corporation » (dixit J-C. Menu dans Plates-bandes) ont gagné grâce à la « surproduction » ? Ce serait une façon de voir. La réalité, c’est que le marché s’est considérablement diversifié, que les auteurs se sont dirigés vers des structures plus "sûres" et que l’abondance de l’offre oblige chacun à être le meilleur et le plus inventif dans son domaine. Y compris commercialement.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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