Cent ans après la tragédie de 1915, la question n’est plus de savoir si elle a ou non existé. Elle a existé. La Première Guerre mondiale fait alors rage en Europe. L’empire ottoman, rangé du côté de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, est en train de se déliter sous les coups de boutoir des Alliés. Les Arméniens, pour la plupart chrétiens, occupent une zone très large partagée entre la Russie et l’Empire ottoman. Comme d’autres nations (la Pologne de 1915, par exemple), ce peuple, de près de deux millions d’âmes, n’a pas de pays et se trouve englobé par les empires régionaux.
Dans cette rivalité entre les empires russe et ottoman, ancienne de plusieurs siècles, les Arméniens sont soupçonnés par les Turcs d’être déloyaux par rapport à leur cause nationale. Des massacres avaient déjà eu lieu auparavant, dès 1894-1896, sur la base de ces mêmes soupçons.
Cette fois, à la suite de lourdes pertes successives dans les provinces arméniennes face à l’armée russe, le gouvernement Jeune-Turc organise les choses en plus grand : principalement entre le 24 avril 1915 et jusqu’en juillet de la même année, près des deux-tiers de la population arménienne, soit environ un million deux cent mille sujets d’Anatolie et d’Arménie occidentale, sont arrêtés, exécutés, déportés, laissés sans nourriture et sans soin dans une opération planifiée de grande ampleur par le gouvernement en place. Leurs biens sont confisqués soit par le gouvernement, soit par les responsables directs des exactions commises.
Globalement, les gouvernements turcs successifs nieront peu ou prou la réalité de ce qui, depuis la définition juridique établie en 1944 par le juriste Raphaël Lemkin, à savoir "la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique" est un génocide, compris comme un massacre opéré de façon organisée et systématique, visant notamment les enfants afin d’éteindre la lignée.
L’article 301 du code pénal turc permettait de poursuivre toute personne qui, à l’instar du romancier Orhan Pamuk, reconnaissaient la réalité de ce drame. Les choses sont en train, semble-t-il, d’évoluer favorablement sur le chemin, nécessaire, de cette reconnaissance.
Et la BD dans tout cela ?
Dès 1919, l’ingénue Bécassine, envoyée par ses auteurs Caumery & Joseph-Porphyre Pinchon, chez les Turcs, découvre des camps de concentrations turcs, allusion à la situation arménienne. Depuis, comme pour la Shoah, une période de résilience silencieuse s’est mise en place.
Mais au cap des années 2000, un certain nombre de bandes dessinées notamment francophones abordent frontalement le sujet, comme nous le relatait Laurent Melikian dans un article sur ActuaBD.com.
Deux nouveautés viennent récemment alimenter cette bibliothèque avec les deux faces maintenant bien connues de la littérature mémorielle.
Celle de la fiction d’abord avec Varto, 1915, deux enfants dans la tourmente du génocide des Arméniens par Stéphane Torossian, Gorune Aprikian et Jean-Blaise Djian aux Éditions Steinkis qui évoque le sauvetage de deux enfants arméniens alors même que le génocide fait rage. "Je voulais [...] traiter de la réconciliation, de cet aspect nouveau dans le génocide de 1915, raconte le scénariste Gorune Aprikian, le fait que Turcs démocrates et Arméniens commencent à regarder cette histoire ensemble. Ainsi quand nationalisme et fanatisme sont évacués, nous (Turcs et Arméniens) découvrons à quel point nous sommes proches, à quel point nous sommes presque de la même famille.
J’ai eu l’idée générale de l’histoire il y a plus de dix ans, après une discussion avec un député turc nationaliste. Il me disait qu’en 1915 son grand-père venait d’une famille d’origine adjar (région du sud de la Géorgie actuelle) mais que sa grand-mère n’avait pas d’origine. J’ai compris qu’à mots couverts il me confiait que cette grand-mère était arménienne. Je n’ai pas pu en dormir de la nuit en pensant que pour les Arméniens, cette femme était morte en 1915 et pour les Turcs, elle était née à l’âge de 16 ans en 1915. Et que personne ne racontait l’histoire de cette femme en entier."
Celle du documentaire ensuite : Guillaume Perrier et Laure Marchand étaient correspondant de presse en Turquie. Ils ont écrit leur enquête parmi les nationalistes turcs dans La Turquie et le Fantôme arménien (Ed. Actes Sud) publiée en 2013, opérée alors que des intellectuels comme Hrant Dink (assassiné depuis) commençaient à s’attaquer aux tabous du pays. Ils partent sur les pas de Christian Varoujan Artin, marseillais, petit-fils de rescapé, animateur du Centre Aram pour la mémoire arménienne en visite pour la première fois en Turquie. En quelques jours, ils passent des régions kurdes, alévies, jusque sur la route du sud en directions de Der ez-Zor.
"Si les deux livres adaptent des démarches narratives différentes, écrit Laurent Melikian dans Les Nouvelles d’Arménie, elles ont forcé chaque dessinateur à trouver son propre langage graphique débarrassé de détails parasitaires. Pour Varto, Stéphane Torossian, artiste-peintre qui accouche ici de sa première bande dessinée au long cours, a choisi un trait noir, brut, porté par l’émotion. Il se concentre sur l’essentiel en conférant au récit un aspect exemplaire, voire universel, à la manière d’un drame classique. De son côté, Thomas Azuelos qui a suivi Varoujan sur les routes d’Anatolie, a dû prendre ses distances avec une représentation trop photographique. Chacune de ses cases est une réflexion en soi où se superposent dessins, photos, collage, caricature. Au-delà du thème, sa mise en scène va marquer l’ensemble du domaine de la bande dessinée du réel."
Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1 ce matin recevait l’ambassadeur de Turquie à Paris lequel, quelque peu tortillant, promettait une enquête internationale d’historiens pour déterminer les responsables de ce qu’il avait du mal de reconnaître comme un génocide.
La bande dessinée n’en est plus là. Elle permet, au-delà des chiffres, des définitions et des mises en cause, de rendre à cette tragédie toute la réalité palpable de l’émotion.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Avril 1915, le génocide des Arméniens hante aussi la BD
BIBLIOGRAPHIE
Sang d’Arménie de Guy Vidal et Florenci Clavé, Dargaud, 1990.
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Le Décalogue - Tome 5 : Le Vengeur - Par Frank Giroud et Bruno Rocco, Glébnat, 2002.
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Mémé d’Arménie - Par Farid Boudjellal - Éd. Futuropolis, 2006.
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Medz Yeghern. Le Grand Mal - Par Paolo Cossi, - Éd. Dargaud, 2009
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Les Fleury-Nadal, Tome 4 : Anahide - Par Frank Giroud et Didier Courtois - Glénat, 2009.
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Le Cahier à fleurs (Intégrale des 2 vol.) - Par Laurent Galandon et Viviane Nicaise. Editions Grand Angle / Bamboo, 2010.
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Les Fleury-Nadal, Tome 5 : Missak - Par Frank Giroud & Mezzomo, 2013.
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Ararat - La Montagne du mystère - Par Paolo Cossi - Vertige Graphic, 2013.
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Varto, 1915, deux enfants dans la tourmente du génocide des Arméniens - Par Stéphane Torossian, Gorune Aprikian et Jean-Blaise Djian, Éd. Steinkis, 2015.
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Le Fantôme arménien - Par Thomas Azuelos, Guillaume Perrier et Laure Marchand, Éd. Futuropolis, 2015.
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