La raison de ce coup de chaud ? Son éditeur lui a refusé une augmentation « …alors même que les conditions de vie ont largement augmenté. Que le prix des albums a largement augmenté. Que les coûts éditoriaux ont largement diminué (frais de fabrication économisés grâce aux progrès des techniques d’impression de l’informatique [Les auteurs fournissent très souvent des fichiers prêts à l’usage qui simplifient le travail éditorial. NDLR], du moindre stockage des albums, de l’externalisation de nombreux postes éditoriaux autrefois salariés etc.). Et que la plupart des auteurs qui démarrent (et même des plus anciens) sont infiniment moins payés qu’avant » écrit-il sur sa page Facebook.
Les raisons avancées par l’éditeur ? La baisse de la vente moyenne des albums. « Or, ce n’est pas de notre faute. L’éditeur est entièrement responsable de ça. Il est le seul à déterminer sa politique éditoriale. Et s’il trouve qu’il édite trop d’albums non rentables, c’est à lui de réduire ce nombre (je ne dis pas les faire disparaître, je dis de le réduire). Ou, au contraire, d’arriver à en vendre plus, en les accompagnant et en les défendant mieux/plus/réellement (cocher la case idoine). Je ne sais évidemment que trop la facilité à dire et la difficulté à faire. »
L’éditeur, forcément coupable ?
Faisons remarquer d’entrée que, contrairement à ce qu’avance Kris, l’éditeur n’est pas le seul responsable de cette situation. Car, franchement, il doit être aussi inquiet que lui d’une baisse des ventes moyennes. En réalité, l’éditeur n’est pas entièrement libre de sa politique éditoriale. Kris veut ignorer cette horrible réalité qui n’intéresse, semble-t-il, que les commentateurs vendus au capital : le marché, c’est-à-dire une offre, une demande et un prix, plus ou moins souple, avec des conditions de diffusion/distribution qui dépendent essentiellement des circuits de vente (selon que la BD produite a une vocation de large diffusion ou non) et bien entendu des points de vente (qui ne sont pas forcément des libraires.)
« Mais quelle entreprise, poursuit le scénariste, de quelle que nature que ce soit, pourrait dire à ses ingénieurs en recherche et développement : "la recherche est indispensable à la survie de notre entreprise. Mais pour que vous puissiez continuer à en faire, vous allez être payés 2, 3, 4 fois moins..." ? »
Pour autant que l’on accepte qu’un auteur est un « chercheur », le budget de R&D d’une grosse entreprise en France, si l’on en croit le Journal du Net oscille entre zéro et 18% du chiffre d’affaire. Il est de moins de 1% pour une entreprise de communication comme Vivendi. Cette recherche, d’ailleurs, rien ne l’empêche de l’opérer au moindre coût, au contraire, ce serait faire d’une nécessité une vertu. Certains éditeurs l’externalisent cyniquement en laissant aux petits labels le soin de développer les jeunes pousses avant de les racheter, même pas à prix d’or : Car contrairement au foot, les auteurs de BD font rarement l’objet de grosses transactions inter-éditoriales.
Kris détaille avec beaucoup de précision les conditions de rémunération de l’auteur et fait le constat que, depuis le début de sa carrière (2001), les conditions financières du métier ont eu tendance à se dégrader alors que, dans le même temps lui semble-t-il, les éditeurs ont l’air de se porter comme des charmes figurant parfois dans la liste des plus grosses fortunes de France.
Face à cette situation, il pointe un responsable, qu’il n’ose pas nommer « surproduction », dont les éditeurs sont les premiers responsables : « Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas aux auteurs de financer cette politique d’augmentation éditoriale (vous remarquerez que je n’emploie pas le terme de "surproduction" qui implique déjà un jugement de valeur que je ne partage pas). Or, nous avons parfois le sentiment, non seulement de le faire, mais de le faire quasi-intégralement. »
Là, je voudrais avancer quelques éléments que j’avais esquissés dans ma contribution au petit fascicule « L’État de la bande dessinée : Vive la crise ? » (janvier 2009, Impressions nouvelles) où je tentais de donner quelques explications à « un malaise sans crise » qui se résumait aux constats suivants :
1. L’apparition brutale des mangas sur le marché, principal moteur de la croissance éditoriale en titres. Effectivement, c’est un facteur de la diversification de l’offre et, vu leur faible coût, de la marge des éditeurs lors de ces deux dernières décennies.
2. L’achat d’œuvres étrangères (plus de 50% de la production nationale ces dernières années) pèse sur les prix à la planche car l’éditeur a le choix entre une production dont il assume tout le développement et un rachat.
3. Un fossé plus grand qu’avant entre les graphistes « rapides » (le plus souvent raconteurs d’histoires) et les graphistes, disons, « appliqués », les premiers produisant plus vite et plus facilement que les seconds, ils pèsent sur le prix de revient de la planche.
4. Le développement des écoles de BD a accru encore davantage l’offre des créateurs en Francophonie, bien plus nombreux sur le marché qu’avant. La tendance est donc à une augmentation de la production, chaque N°1 constituant un « test », une R&D en quelque sorte. On peut se poser la question de l’utilité de former autant d’auteurs de BD chaque année, si c’est pour les envoyer dans le mur. Est-ce que l’on a raison de les former pour cette activité spécifique alors qu’ils gagneraient peut-être à « switcher » vers le dessin animé, le jeu vidéo ou la caricature politique ? Ces questions-là ne sont jamais abordées. Pourquoi ?
5. À celle-ci s’ajoute les auteurs étrangers de plus en plus nombreux à être publiés directement en France sans passer par le truchement de la traduction. On remarque un accroissement conséquent d’auteurs italiens et chinois ces dernières années. Une offre abondante d’auteurs qualifiés qui pèse sur la marge de négociation des auteurs hexagonaux et qui ne fait pas avancer sur la question de leur statut.
La vraie raison de ce malaise n’est-elle pas l’inadaptation des structures éditoriales actuelles, encore engoncées dans des pratiques dépassées héritées d’une BD naguère très puissante dans la presse, en déclin aujourd’hui, face aux nouvelles donnes de l’économie contemporaine ?
Ne constate-t-on pas une dichotomie entre cette bande dessinée du passé à vocation largement commerciale, destinée à la grande diffusion où forcément peu d’élus peuvent subsister, et celle qui prospère aujourd’hui en librairie ? Cette dichotomie n’est pas qu’économique, elle est aussi symbolique : nous passons d’une dimension « populaire » à une dimension « élitaire », d’un statut à un autre, déjà menacé par les mutations suivantes et du médium, et des circuits de vente.
Un malaise palpable
Ces points impactent sur les à-valoirs de ces dernières années, comme je m’en expliquais en 2008 : « Les éditeurs français paient la page de manga bien moins cher que la page de bande dessinée traditionnelle. L’augmentation de l’offre résultant de la démocratisation des moyens de production a eu pour effet de baisser le tirage moyen des « numéros un » des premiers albums proposés par les jeunes auteurs. Les éditeurs ont adapté leurs à-valoir à la réalité des ventes de ces « premiers albums ». N’ayant pas le choix (sauf peut-être, celui de l’Internet, mais le modèle économique n’est pas davantage gratifiant), de nombreux auteurs acceptent aujourd’hui un à-valoir limité pour publier leur premier album. Les dernières tendances du marché ne poussent donc pas la création en direction d’un graphisme laborieux et sophistiqué. »
Ni d’un scénario au thème risqué, pourrait-on ajouter.
Et de conclure : « Pour survivre, un auteur doit dès lors concilier sa création avec d’autres métiers (la publicité, l’illustration, etc.), soit vendre suffisamment pour pouvoir imposer à son éditeur une mise de fonds suffisante à l’élaboration de son travail. On notera que ces dernières années, la vente des originaux contribue à conforter davantage les revenus des auteurs que naguère. Mais là encore, la prime est donnée à la notoriété. »
L’autre solution est de « mondialiser » davantage la production de façon à se rapprocher d’une norme internationale exportable (en gros, la science-fiction et la Fantasy abhorrés par certains commentateurs). Bon nombre d’auteurs, dessinateurs mais surtout scénaristes, de même que des maisons d’édition (Lombard, Ankama, Soleil…) ont travaillé en ce sens.
Quelles solutions ?
On se souvient que les auteurs français avaient été très actifs dans l’élaboration de la Loi de Censure de 1949 prenant pour prétexte les revendications des ligues moralisatrices pour installer un véritable protectionnisme sur le marché français.
On se souvient aussi qu’en France, les auteurs s’étaient battus pied à pied pour un statut de journaliste acquis de haute lutte à partir de 1971 mais qui aboutit à un mise à mort de la presse de bande dessinée avec l’abandon de la formule hebdomadaire de Pilote dès 1974, annihilant tous ces efforts.
De plus en plus de réflexions, comme à Lyon en juillet 2008 ou dans l’étude de l’association belge Smart en novembre 2010, s’interrogent sur le nouveau contour du statut de l’auteur de bande dessinée, (s’il doit se définir comme tel, car ils sont nombreux ceux qui font « autre chose » à côté : publicité, dessin animé, enseignement…).
Ces dernières années ont aussi provoqué un « réveil syndical », tout relatif il faut bien en convenir, dans ce métier d’individualistes forcenés, une action à laquelle Kris a participé.
Depuis plusieurs années, nos forums en sont les témoins, le malaise des auteurs est palpable. Mais n’est-il pas normal face aux enjeux d’un métier en mutation, devant une situation du marché –tous les indicateurs le montrent aujourd’hui- de plus en plus tendue face à laquelle les éditeurs anticipent en réduisant la voilure ou… en payant moins les auteurs ?
Ces questions seront au cœur des débats lors de la prochaine Université d’été d’Angoulême consacrée à « L’auteur ». Nous vous en dirons plus quand le programme sera figé.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion