Dispensée par de nombreux acteurs, l’offre numérique en France manque encore de lisibilité et de cohérence. Les éditeurs du marché francophone peinent à établir des stratégies de diffusion claires et stables, en particulier dans le domaine du manga qui pourrait cependant devenir le moteur des mutations à venir.
Une des raisons de cette indécision est que les opérateurs francophones sont eux-mêmes partagés sur la stratégie à suivre dans le domaine numérique. L’autre raison, en ce qui concerne les mangas, est que les opérateurs francophones ne sont pas les décideurs finaux en matière de manga puisque les droits sont dans les mains des éditeurs japonais.
Or, c’est précisément chez eux que les choses sont en train d’évoluer, et l’impulsion qu’ils vont donner au marché pourrait décider de sa configuration future.
Jusqu’à présent, ce sont les éditeurs francophones qui donnaient le ton. Ainsi, Kana, filiale manga de Dargaud, a naturellement choisi la plateforme izneo, lancée par sa maison-mère Media-participations, en association avec plusieurs éditeurs parmi lesquels Casterman et Bamboo. Mais cette initiative a connu des difficultés, signe de l’indécision des opérateurs : d’importants partenaires, comme Delcourt et Glénat, qui avaient accompagné le lancement de la plateforme au départ l’ont depuis délaissée au profit de l’Américain ComiXology.
Une offre qui s’installe
À côté de ces catalogues et de ces plateformes spécifiques, les éditeurs japonais mettent d’autres stratégies en place qui s’orientent vers une diffusion, la plus large possible, sur toute plateforme offrant des possibilités de lecture de fichiers e-pub. La migration des catalogues manga francophones est en train de s’opérer pareillement vers Amazon, Kobo, Apple ou Read & Go et une offre complète devrait aboutir à l’automne 2013.
Ce processus revêt une importance particulière pour Raphaël Pennes – Publishing Senior Director de Viz Media Europe, c’est-à-dire responsable pour l’Europe des licences de Viz, qui regroupe Shueisha et Shogakukan, et dont Kazé est désormais la filiale. Au-delà des volumes en format numérique, c’est la question de la prépublication en simultané avec le Japon des titres majeurs de Shueisha qui est en jeu.
Mais pour rendre cela possible, il faut déjà construire une offre de qualité en volumes. Et manifestement, cela se prépare du côté de Viz, mais des soucis de production et de qualité sur certains tomes, et des retards dans les contrats au Japon, ralentissent le lancement pour le moment.
Pour autant – et cela explique les résistances de certains acteurs du marché face à cette nécessaire mutation – tous savent que le déploiement de cette offre numérique concernant les volumes se fera à perte. Mais cet échec quasi programmé devrait servir à mettre relief la véritable demande des lecteurs de mangas digitaux : suivre en direct leurs séries. C’est à ce moment-là que l’offre d’une version francophone et numérique du Weekly Shonen Jump pourra se faire jour et, peut-être, s’imposer.
Il ne s’agit pas ici d’une vague hypothèse ou d’un nébuleux projet mais bel et bien d’une volonté commune à plusieurs éditeurs de voir naître une offre numérique simultanée de type Weekly Shonen Jump avec l’espoir de voir se concrétiser le projet dès 2014.
Une offre spécifiquement pensée pour le marché européen
Si ce projet évoque la version anglophone lancée l’an dernier et complétée cette année, la version francophone s’en distinguerait néanmoins sur certains points, notamment en ce qui concerne la publication des volumes papier des séries concernées : à la différence de la stratégie adoptée aux États-Unis, il ne devrait pas y avoir en France de “rattrapage” du Japon avec des sorties massives cumulées pour mettre les collections françaises au diapason de ceux japonais.
Car sur ce point, l’expérience américaine a été douloureuse. En effet, ce choix d’inonder le marché numérique en nouveautés sur les grosses séries a annihilé celui manga papier déjà moribond. Fort de ce constat, Viz Europe a la volonté de dissocier le marché numérique du marché papier, ce qui devrait rassurer les libraires pour le moins.
Raphaël Pennes aurait rêvé d’une édition papier du magazine en parallèle de sa version numérique, mais cette offre ne devrait pas voir le jour. L’actuel marasme de la distribution en kiosque ne semble pas se prêter à un tel lancement tandis qu’une distribution en librairie, qui avait la préférence de l’éditeur, comporte des délais incompressibles du côté de la distribution (environ deux semaines) qui ne s’accordent pas avec ceux dont disposent les éditeurs pour produire un magazine parfaitement calé sur la sortie japonaise.
Apories et contradictions
Le projet semble donc en réelle voie d’aboutissement mais certains obstacles demeurent. Le premier est lié au scantrad, la numérisation et la traduction pirate des versions japonaises. Même avec une offre numérique légale en simultané avec le Japon, cette pratique illicite conserve toujours un temps d’avance, les chapitres étant disponibles en version « pirate » avant même la sortie officielle japonaise ! Un chapitre de One Piece ou de Naruto se trouve ainsi sur Internet, en anglais ou en français, en général le mercredi qui précède le lundi de la sortie, au Japon, en format papier, du magazine Weekly Shonen Jump.
Cependant, pour affiner leur stratégie de défense, les éditeurs se doivent de propose une offre véritable qui légitimera un positionnement plus offensif envers les communautés pirates. De fait, une nouvelle vague de démarches contre les principaux agrégateurs de scantrad en France est actuellement en cours. Ces procédures devraient conduire au déréférencement de ces sites par Google et donc, à terme, un assèchement de leur clientèle.
Le deuxième obstacle concerne les partenariats à élaborer avec les éditeurs français qui possèdent les licences des différents titres du catalogue Shueisha à partir desquels il faudra construire le magazine numérique.
Si l’on prend les titres majeurs qui pourraient se retrouver dans ce Jump francophone , on s’aperçoit qu’ils se partagent essentiellement entre Kana (Naruto, Assassination Classroom, Gintama, Hunter X Hunter), Kazé (Kuroko’s Basket, Toriko, Beelzebub, Nisekoi bientôt, auxquels on peut ajouter le mensuel Blue Exorcist comme aux États-Unis) et Glénat pour Bleach - qui semble cependant sur sa fin tout comme Naruto - et surtout One Piece qui ne manquera pas d’être la tête d’affiche de toute publication de type Jump. Il faudra donc une étroite collaboration entre ces différents partenaires pour faire aboutir le projet.
Pas simple, même si la machine paraît bel et bien en marche, pour un horizon plus concret que jamais. À ces enjeux importants répondent donc des stratégies éditoriales savamment calculées qui, vu le poids du manga en France (plus de 30% du marché), pourraient décider des choix technologiques et commerciaux de ces prochaines années. Le manga se pose donc en arbitre du marché francophone de la BD numérique.
Avec en figure de proue la version française du nouveau titre d’Akira Toriyama Jaco the Galactic Patrolman, événement estival du Weekly Shonen Jump, relayé en parallèle dans la version anglophone du magazine ?
On en rêve.
(par Aurélien Pigeat)
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