Simon Roussin est un jeune illustrateur/bédéiste frais émoulu des Arts Déco de Strasbourg. Remarqué en 2010 pour la mise en couleur inusitée de son Robin Hood, entièrement réalisée au feutre, il aggrave encore son cas avec Lemon Jefferson, un album plus bariolé que jamais. Pendant que certains lecteurs se demandent s’il n’est pas daltonien, Roussin se retrouve aux côtés de Daniel Clowes, Blutch et Enki Bilal, en lice pour les Fauves du prochain Festival d’Angoulême. Dans le monde de la BD mainstream, on entend déjà les dents grincer...
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Disons-le tout de go : les bandes dessinées de Simon Roussin ressemblent un peu à des albums de coloriage. Le dessin, réalisé en ligne claire et fine, est simplissime. Le décor et le paysage sont réduits au minimum. Les larges aplats, de couleurs opposées et souvent criardes, composent une étrange harmonie.
Les coups de feutre, comme c’est probablement inévitable avec ce type de crayon, sont non seulement visibles, mais sautent aux yeux. On est tenté d’imaginer Roussin devant sa boîte de Stabilos, hésitant entre le rose fuchsia et le vert pomme, et s’appliquant ensuite à ne pas trop "dépasser". Mais s’agit-il ici d’un travail naïf, réalisé par un amateur ignorant ou insoucieux des normes en vigueur, dessinant tout simplement comme ça le toque ; ou avons-nous affaire à une production complètement maîtrisée, faite pour donner le change et susciter chez le lecteur une simple impression de naïveté ; ou bien n’est-ce pas là tout bonnement l’œuvre d’un charlatan, trop paresseux pour apprendre à dessiner "correctement" et s’autorisant de ses diplômes pour mettre la BD cul par-dessus tête au nom de l’Art et de la nouveauté ?
Il est difficile de ne pas se poser la question, et encore plus d’y répondre. Les avis sont partagés, mais qui a raison ? Face à une critique généralement positive, louant l’originalité et la chaleur du style — que certains vont jusqu’à rapprocher du fauvisme —, nombreux sont les lecteurs qui crient carrément à l’imposture. Un débat à ce propos a d’ailleurs eu lieu sur ActuaBD à l’occasion de la publication du premier album de Simon Roussin.
Lorsqu’on considère attentivement le nouvel album de Roussin, cependant, une chose paraît claire : la forme ici, qu’elle soit ou non le produit d’un art maîtrisé, sert indubitablement le propos.
En effet, il tombe sous le sens que Lemon Jefferson est un héros complètement raté (ce qui, si je ne m’abuse, se reflète jusque dans son nom — puisqu’un lemon, un citron, en anglais, désigne un objet ou un engin défectueux). Non pas au sens où ce personnage serait un antihéros. Au contraire, il répond par plusieurs aspects à l’archétype du héros. Mais au sens où ce personnage est tellement caricatural et figé face au déroulé abracadabrantesque de ses mésaventures, qu’il paraît tout droit sorti de la tête d’un enfant de 12 ans, croyant déployer des trésors d’imagination et de profondeur lorsqu’il se contente d’enchaîner les uns après les autres des revirements de situation reproduisant cliché sur cliché.
Jugez-en vous-même d’après le scénario, qui tient en trois phrases : Dans une société post-nucléaire dominée par un trio tyrannique, les femmes, réduites à l’état d’esclaves sexuelles, sont enfermées dans une grotte appelée « Caverne des Délices ». Chaque nuit passée avec l’une d’entre elles doit être achetée au prix d’un homicide commis dans l’arène, où s’affrontent les hommes les plus courageux dans l’espoir de connaître les plaisirs interdits. Mais Lemon Jefferson, ce Luke Skywalker du monde apocalyptique, saura mener à la victoire le groupe des rebelles prêts à tout sacrifier au nom de la liberté.
Ainsi, la naïveté de l’expression graphique correspond parfaitement à la naïveté du récit — et ce jusque dans sa dimension fantasmatique un peu gore. Lemon Jefferson pourrait être vu, par exemple, comme une sorte d’hommage rendu à l’imaginaire préadolescent, ou alors à la BD qui s’adresse à lui. Et c’est aussi la raison pour laquelle il faut admettre que le travail de Simon Roussin, qu’il nous plaise ou non d’une manière immédiate, est intéressant et pertinent. On ne doit jamais oublier que, dans la bande dessinée, comme dans n’importe quel art, il ne s’agit pas d’accomplir des prouesses d’ordre technique, mais de communiquer quelque chose. Le bédéiste, comme le musicien ou le réalisateur, vise à transmettre une idée, une émotion, un état d’esprit, etc.
Du coup, la question de savoir si un auteur dessine "correctement" perd son sens. La seule question qui importe, concernant le dessin, est au fond la suivante : produit-il chez le lecteur la réponse voulue ? En matière de BD, par conséquent, il n’y a pas de critère absolu de ce que serait le bon dessin. Une BD peut témoigner d’un talent extraordinaire au plan graphique, le dessin n’en sera pas pour autant approprié s’il ne rend pas l’esprit correspondant au récit. Voyez-vous un album des Schtroumpfs dessiné par Manara ? Ou un strip de Mickey Mouse dessiné par Bilal ? Non.
Alors nous disons : vive Simon Roussin, et vive toutes les BD qui osent abandonner le dessin de performance pour explorer les possibilités infinies d’un moyen de communication !
(par Manuel Roy)
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