Nous vous avions raconté hier l’anecdote des "faux-fauves" de la cérémonie des Prix d’Angoulême 2016, un canular qui a consisté à donner une première liste de "gagnants" bidons, sorte de teasing burlesque de ce qui allait suivre. Sauf que beaucoup ont cru que ces prix étaient vrais : les journalistes d’abord qui ont tweeté les résultats en live, relayés ensuite par un média comme France Inter qui a dû s’excuser quelques minutes plus tard auprès de ses auditeurs pour avoir transmis une information fausse ; par les éditeurs ensuite, qui ont tweeté des félicitations à leurs auteurs "gagnants", lesquels ont parfois retweeté à leurs followers, quelquefois très nombreux, pour leur annoncer "la bonne nouvelle" et qui sont revenus auprès de leurs destinataires pour leur expliquer que, non, finalement, ils n’ont pas le prix.
" C’est un gag de potache, anti professionnel" (Pol Scorteccia, Urban Comics)
"C’était d’abord la joie, nous racontait dimanche Pol Scorteccia, éditeur de Urban Comics, puisque "Saga" de Fiona Staples et de Brian K. Vaughan recevait le Prix de la meilleure série. On était tous heureux. On est venus avec des auteurs américains qui étaient présents, des auteurs qui connaissaient bien Brian Vaughan. On a tweeté à Fiona et à Brian qu’ils avaient le prix, qui ont répondu que c’était génial et qui l’ont retweeté à leur tour à leurs amis et puis, cinq minutes après, on apprend que finalement, c’est un canular alors que nous sommes à côté des auteurs qui ne comprennent pas du tout pourquoi cela se passe comme cela. Brian Vaughan était venu deux fois au Festival d’Angoulême.
C’est la stupéfaction devant ce manque de professionnalisme, même si l’intention première était de faire un canular. Ce canular est raté. Nous n’avons pas été prévenus du tout de ce qui allait se passer. Je pense qu’aucun des "faux-fauves" n’a été prévenu. Quand on décide de faire une telle cérémonie avec une telle ambition internationale, il faut un minimum de professionnalisme. Je note que parmi les "faux-fauves", il n’y a que des auteurs étrangers et de jeunes auteurs, aucun auteur franco-belge confirmé, ce qui est quand même étrange. C’est un gag de potache, anti professionnel, un truc amateur, comme à Angoulême, il y a trente ans.
Et derrière, aucun appel de la direction pour s’excuser. Dans l’après-midi de dimanche, nous attendions encore une réaction de leur part. Nous demandons dans un premier temps un communiqué d’excuses surtout d’abord envers les auteurs et les éditeurs, car derrière tout cela, il y a une équipe entière qui a été déçue. Il faut qu’on arrête ce genre de choses qui décrédibilisent le Festival."
"L’humour français est parfois incompréhensible, même aux Français !" (Jean-Louis Gauthey, Cornélius)
"J’ai vécu cela avec une certaine incrédulité face à un spectacle que je qualifierais de pantalonnade et qui s’est révélé au fur et à mesure une catastrophe humaine, nous dit Jean-Louis Gauthey, patron des éditions Cornélius. Quand cela se produit, je suis un peu dubitatif par rapport au spectacle qui s’offre à nous mais à aucun moment, je ne peux imaginer que l’on va jusque là, d’autant que dans les "faux-prix", il y a des titres comme "Vater und sohn - Père et fils" de E.O. Plauen/Erich Ohser (Warum) qui s’avèreront aussi être des "vrais prix". Tout le temps que cela dure, on a l’impression qu’il s’agit d’un sommaire qui sera développé après. Pendant la cérémonie, j’ai reçu des SMS de félicitation de l’éditeur canadien Drawn & Quaterly qui avait évidemment transmis la "bonne nouvelle" à Adrian Tomine. Ils étaient au courant en temps réel : tout a été tweetté.
C’est d’une légèreté, d’une incorrection, d’une bêtise sans nom. On a été amené à leur expliquer que l’humour français est parfois incompréhensible, même aux Français ! On ne s’improvise pas humoriste, contrairement à ce que l’on veut faire croire à la télé. On ne peut pas mélanger les genres dans ce genre de cérémonie.
Je pense qu’il y a un problème de communication de la part du Festival. On ne sait pas qui est vraiment en charge de la communication, qui est en charge de la direction artistique, qui en est vraiment le directeur. Cet organigramme n’est pas connu. S’il l’était, on pourra peut-être désigner des responsables, avec des conséquences qui paraissent évidentes. La personne qui a organisé cela doit prendre ses responsabilités.
Je suis accablé. je ne comprends pas qu’avec une polémique déjà éprouvante d’avant le Festival [sur l’absence de femmes dans la liste des Grands Prix], on ajoute encore celle-là. Ce qui m’inquiète le plus, c’est l’instrumentalisation qui va être faite de cette mascarade et qui sera, quoiqu’il arrive, préjudiciable aux auteurs, aux éditeurs, au Festival, à la bande dessinée."
De fait, les réseaux sociaux n’ont pas épargné le Festival. Chacun y va de son commentaire : « C’est une honte pour ce festival qui demeure l’un des plus grands d’Europe, écrit Benoît Peeters sur sa page Facebook. Beaucoup de dessinateurs se sont sentis humiliés par cette fausse annonce. Sans compter que la cérémonie a été ponctuée par des plaisanteries douteuses sur les Allemands puis sur les Japonais. Il est vraiment temps qu’il y ait une réflexion poussée sur ce que doit être une remise de prix. Il faut savoir que le président du Jury n’était même pas présent à cette cérémonie. Je suis pour l’humour mais que cela reste respectueux envers la bande dessinée et la profession. »
"Le Festival revendique sa liberté de ton et assume ses choix éditoriaux." (communiqué)
Du côté du Festival, il nous a été répondu qu’on y assumait entièrement le déroulé de la cérémonie. Oui, la direction du festival était depuis le début au courant de ces "faux-prix" ; oui, le texte était connu et il y a eu un filage du spectacle qui a été validé par les organisateurs ; et non, aucun éditeur n’était au courant : "Les éditeurs par le passé n’ont jamais été directement associés à la préparation des différentes cérémonies de remise des prix, et par conséquent ne l’ont pas été cette année non plus", nous dit-on.
Un communiqué (en annexe du présent article en PDF) défend même le présentateur et sa ligne de conduite : "C’est en effet le propre des canulars, dont la vraisemblance est la vertu cardinale : instiller brièvement le doute pour susciter le sourire. On peut regretter que le registre humoristique de cette séquence n’ait pas été partagé ni apprécié par tous, et l’organisation du Festival se tient prête à présenter par écrit ses regrets à ceux des auteurs de bande dessinée qui auraient pu se sentir froissés par cette séquence", est-il écrit.
Et de produire le verbatim du spectacle et même d’en appeler à la liberté d’expression : " Pour autant, à l’égal des auteurs et des artistes, l’organisation du Festival revendique sa liberté de ton et assume ses choix éditoriaux. Il n’était évidemment pas dans les intentions des organisateurs, et pas davantage de l’animateur, de blesser quiconque. Depuis maintenant des années, les cérémonies de remise des prix les plus reconnus sont animées par des présentateurs qui s’inscrivent résolument dans l’humour et le détournement qui l’accompagne. Le public (spectateurs, téléspectateurs, internautes…) en est aujourd’hui parfaitement averti. Pour la cérémonie de remise des prix de sa 43e édition, le Festival s’est inscrit dans cette tradition."
Dans les pages du journal Le Monde ce matin, l’animateur Richard Gaitet, fait son "Mea Culpa" : "Ce qui est certain, c’est que je n’ai jamais voulu me moquer des auteurs et des éditeurs, écrit-il. [...] Je suis sincèrement désolé d’avoir blessé de très nombreux professionnels, qui travaillent tous très dur pour faire vivre cet art majeur que j’adore : la bande dessinée. Non, ce n’était ni l’endroit ni le moment ni l’année pour tenter un truc pareil."
C’est dit, mais cela n’élude pas la responsabilité des organisateurs du Festival qui, étrangement, n’ont pas remis Katsuhiro Otomo, pourtant présent dans la salle, en honneur dans cette cérémonie. Cela aurait compensé les saillies douteuses de Wandrille à son endroit. Le Festival a aussi oublié de rappeler dans la cérémonie que le Grand Prix 2016 était attribué à Hermann. Décidément...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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