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Les Grands Classiques de la bande dessinée érotique reviennent en kiosque

Par Charles-Louis Detournay le 26 avril 2016                      Lien  
Qu'Hachette lance une nouvelle collection de réédition de bande dessinée, rien de vraiment d'étonnant. Mais lorsqu'on s'aperçoit qu'il s'agit une réédition des classiques de l'érotisme destinés à la vente en kiosque, voilà qui est émoustillant.

Nous vous en parlons régulièrement, c’est un véritable bras de fer qui se joue en coulisses depuis des années entre la bande dessinée érotique et la sacro-sainte censure, "la pitoyable et ridicule censure, toujours redoutable" dont parlait Goscinny, devenue ces dernières années bien plus insidieuse que jadis.

Cette production peut sembler anecdotique pour certains… Que l’on se détrompe ! Parce que de très grands auteurs n’auraient sans doute pas percé sans l’appui de leur œuvre érotique (Manara, Crepax, Pichard, et bien d’autres). Puis ce genre particulier permet également de démontrer à certains lecteurs qu’il y a un monde de papier au-delà des séries de jeunesse, une porte ouverte vers la bande dessinée adulte, sans qu’elle soit nécessairement érotique d’ailleurs. Enfin car les récits érotiques ont également permis de faire évoluer la bande dessinée à leur manière, graphiquement ou scénaristiquement, autant que les mœurs elles-mêmes.

Les Grands Classiques de la bande dessinée érotique reviennent en kiosque
Emmanuelle : l’occasion pour le grand public de goûter aux mises en page innovantes de Crepax
Emmanuelle T2, par Crepax (Delcourt) : le deuxième tome des "Grands Classiques de la BD Erotique" par Hachette

Bien entendu, ces arguments se confirment ou se réfutent en fonction du récit que l’on place dans les mains du lecteur. Certaines œuvres plus pornographiques qu’érotiques sont parfois grossièrement réalisées. Il est cependant nécessaire de rappeler aux différentes générations de lecteurs les joyaux accouchés par la bande dessinée érotique au fil des âges. C’est la première raison pour laquelle il faut saluer le lancement des Grands Classiques de la BD érotique par Hachette.

La seconde, c’est qu’elle est vendue en kiosque, dans le rayon librairie des supermarchés, dans les bars-tabac, etc. Bref, dans des lieux où la bande dessinée érotique, jadis florissante, avait quasiment disparu. Cette diffusion vers un large public leur redonne un peu de lumière.

Erma Jaguar T1, par Varenne (Glénat) : le troisième tome des "Grands Classiques de la BD Erotique" par Hachette

Analyse de l’offre

À l’heure actuelle, la collection projette se décliner sous 86 numéros (cela pourrait augmenter en cas de succès), chaque tome vendu à 12,99 € (frais de port inclus pour les abonnés) reprenant à chaque fois un album réputé de bande dessinée érotique, accompagné d’un dossier réalisé exclusivement par Vincent Bernière (voir notre entretien avec ce dernier).

Pour ceux qui le connaîtraient pas, rappelons que Bernière est le rédacteur-en-chef des numéros hors-série de Beaux-Arts magazine consacrés à la bande dessinée, l’éditeur de la collection Erotix (Delcourt). Il a également déjà réalisé plusieurs ouvrages consacrés à la bande dessinée érotique, dont L’Anthologie de la bande dessinée érotique ou Les 100 plus belles planches de la BD érotique.

La frise formée par le dos des albums toilés
Le plat arrière de "Jehanne la Pucelle"
Intégrale, Paul Gillon, Albin Michel, 1997

S’il n’a rencontré aucun refus d’éditeurs, d’auteurs ou d’ayant droits dans la sélection des titres, Bernière a évidemment dû réaliser des choix éditoriaux pour se focaliser sur un style précis. Pas d’humour, comme il nous a expliqué, et il a écarté les récits les plus violents (comme quoi, l’aspect commercial apporte aussi son lot de contraintes normatives qui s’apparentent à de l’autocensure...).

Des séries alternent avec les one-shots ; on retrouve ainsi des classiques incontournables (Druuna, Liz & Beth, etc.), mais également des œuvres moins connues. Ainsi, pour mettre à l’honneur Paul Gillon, Bernière a écarté les épisodes de La Survivante, le choix précédemment opéré par Rombaldi lors de sa propre collection des Chefs-d’œuvre de la BD érotique et préféré Jehanne, une version épique mais peu chaste de l’Histoire de France.

Les choix de l’éditeur ne se sont pas uniquement portés sur des icônes vieilles de plusieurs décennies. Des auteurs et ouvrages plus récents illustreront la bande dessinée érotique récentes.

Les grands classiques d’abord

Pour lancer cette nouvelle collection, Hachette et Bernière ont décidé de choisir Le Déclic de Manara, l’auteur plébiscité par le public grâce à ses thématiques osées associées à un dessin très sensuel. Dans cet album, Mme Claudia Christiani subit les stimulations érotiques d’un petit appareil qui lui fait perdre tout contrôle d’elle-même.

Le choix de la version proposée par la collection éclaire la ligne éditoriale de la collection : Manara avait initialement préféré un noir et blanc qui mettait en avant la finesse de son trait ; Hachette opte définitivement pour une accroche grand public en lui préférant une mise en couleur trop appuyées réalisées par le Studio 9 [1]. Il en est de même pour la traduction de l’œuvre originale, qui reprend la dernière révision d’Aurore Schmid : des dialogues plus développés, et également souvent un poil plus crus.

Le Déclic T1, par Manara (Glénat) : le premier tome des "Grands Classiques de la BD Erotique" par Hachette

Attention : cette version est toujours amputée de trois pages censurées présentant le jeune garçon en situation avec l’héroïne. L’éditeur propose une dernière page écrite par Manara où l’auteur explique son choix de ne pas laisser cette séquence : « Je cherchais à me moquer de certains moralistes [… avec un] ton léger et un peu paillard, […] en montrant que chacun de nous peut un jour se laisser emporter par ses sens. » Malheureusement, cette scène assimilable à de la pédophilie pouvait fortement choquer, et ces six pages furent retirées de la version française [2]. Les éditions actuelles présentent maintenant trois des six pages censurées, sans que cela puisse nuire ni au rythme du récit, ni... à la bienséance. Que l’auteur résume lui-même comme un Respect absolu de la loi, refus absolu de la censure [mais…] pas contre une certaine forme d’autocensure. » Et Milo Manara de conclure : « cela a contribué à la linéarité et à l’ambiance générale du récit. » Qui a dit "ambigu" ?

Heureusement, le grand public profite d’un premier et très intéressant dossier réalisé par Vincent Bernière, lequel sait qu’il devra prolonger le plaisir tout au long des onze postfaces qu’il consacre à Manara au sein de cette collection. Il n’est pourtant pas avare d’informations dans ce premier dossier, expliquant en détails les débuts de l’auteur, notamment ses premiers récits érotiques publiés dans des fumetti de petit format. Le dossier se prolonge avec l’étude de la thématique du Déclic, ainsi que le lien tissé par le maître avec la peinture, sans oublier que le succès qui en a découlé. Assez logiquement, le dossier regroupe quelques dessins assez rares (de jeunesse), ainsi que quelques perles plus connues et qui illustrent les propos de l’éditorialiste.

Le Déclic T1, par Manara (Glénat) : le premier tome des "Grands Classiques de la BD Erotique" par Hachette

Prolongeant cette orientation grand public, on retrouve un autre best-seller de la BD érotique en France comme deuxième tome de la collection : l’adaptation d’Emmanuelle par Guido Crepax. Si on comprend que Les Grands Classiques de la BD érotique ne pourront pas publier les 1500 pages de Valentina, on se félicite de cette mise en avant de Crepax, porté par le succès du livre d’Emmanuelle Arsan, puis du film, qui participa à une véritable révolution de société en France. Un double succès historique que Vincent Bernière ne manque pas de détailler dans son dossier, non sans bien entendu avoir présenté l’auteur et Valentina, son égérie de papier.

Les amateurs du grand maître de l’érotisme italien ne seront pas en reste, car d’autres volumes sont à venir : le plus discret second volume d’Emmanuelle, La Vénus à la fourrure, mais surtout Histoire d’O annoncé en trois tomes, et le scandaleux Justine en deux tomes. Un découpage « inédit » et dont nous ne manquerons pas de vous parler prochainement.

Plus étonnant parmi les trois poids lourds qui inaugurent la collection : Erma Jaguar de Varenne, un personnage aussi trouble que sulfureux, qui déambule dans les coins sombres de la ville, à la recherche d’aventures étranges, accompagné(e) d’une bien naïve jeune femme, témoin de ses affres. Erma Jaguar joue de la frontière entre les sexes, mais aussi du lien entre lecteur et auteur, dans un final moins imaginaire que délirant. Ce road-movie dans lequel le scénariste joue avec son personnage, permet effectivement une mise-en-abîme plus qu’intéressante, même si elle n’en est que plus déstabilisante.

Ce titre accroche donc le public avec ce récit qui se déroule dans les parkings et sur les aires de repos des autoroutes. Si sa technique du noir et blanc n’est pas encore aussi admirablement dominée que dans les albums suivants, Varenne franchit une étape décisive avec Erma Jaguar comme l’explique de nouveau le dossier bien complet de Bernière. Ce dernier rappelle le rapport entre le personnage central et le look inspiré par Annie Lenox. Les liens se tissent également entre les voitures (Jaguar), les lieux qui inspirèrent l’auteur, ainsi que les autres récits emblématiques qui ne pourront sans doute pas se retrouver au sein de la collection, par manque de place. Un dossier donc aussi bien destinés aux férus qu’aux profanes !

Erma Jaguar T1, par Varenne (Glénat) : le troisième tome des "Grands Classiques de la BD Erotique" par Hachette

Les futures parutions

Si la revendication de la collection est d’apparaître dans les points de vente tout public, cette sélection est bien entendu également disponible à la vente par correspondance. Les abonnés recevront certains cadeaux complémentaires, mais également trois livres en bonus. Heureusement, ces livres spécialement vendus aux abonnés ne viennent pas perturber l’organisation de la frise formée par les dos des ouvrages. Vincent Bernière nous détaille ces trois albums complémentaires à sa sélection :

« "Les Femmes" de Manara et "le Goût des Femmes" de Varenne sont des recueils d’illustrations. Le troisième album, "J’étais un sale phallocrate" de Wolinski est un titre d’humour, donc un peu à part comme je l’expliquais. C’est un hommage à Georges Wolinski, qui a beaucoup fait pour faire découvrir Crepax en France [NDR : via Charlie Mensuel] et qui fut conseiller de L’Écho des savanes dans les années 1980, à l’époque où Les cent dix pilules, Le Déclic ou Ex Libris Eroticis y furent publiées. Il œuvra pour faire élire Manara Grand Prix du festival d’Angoulême, en vain. C’était aussi, bien sûr, un formidable pornographe ! »

Il serait fastidieux d’énumérer ici les 86 titres annoncés au sein de la collection. À nos yeux, outre la vingtaine de récits des trois auteurs qui ont ouvert le bal (voir ci-dessus), on retrouvera la crème de la bande dessinée érotique : Magnus et ses Cent dix pilulles, Frollo et sa Mona Street (Casino aurait été impubliable dans ce format), Serpieri et sa Druuna, Liz & Beth de Lévis, etc. Certes, quelques grands noms sont absents, mais Vincent Bernière nous a donné des explications raisonnables, non sans laisser la porte ouverte à une prolongation de la collection si le succès est au rendez-vous

Le premier des dossiers de la collection, tous réalisés par Vincent Bernière.

L’élément neuf de cette collection par rapport aux précédentes est qu’elle propose un bon tiers d’auteurs plus récents, tels que Guerra, Baldazzini, Sibylline, Jung et d’autres. Chaque génération pourra donc trouver les récits qui lui tiennent à cœur, tout en faisant de belles découvertes qualitatives. Nous reviendrons d’ailleurs sur ces auteurs au cours des prochains mois.

Propos de Vincent Bernière recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Les Grands Classiques de la BD érotique : une collection à découvrir en kiosque, ou sur le site internet d’Hachette

Sur le même sujet, lire également notre interview de Vincent Bernière : « Aller à la pêche aux infos dans le domaine de l’érotisme est assez jouissif »

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Photo de Vincent Bernière : © Yethy.

[1Les couleurs plus sobres présentées dans les chefs d’œuvres de la bande dessinée érotique rendent plus honneur au dessin de l’auteur.

[2On peut pourtant les retrouver dans le T. 2 des chefs d’œuvre de la BDE. Autres temps, autres moeurs...

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2 Messages :
  • Curieux comme cette mise en couleurs -très conventionnelle- banalise le dessin de Manara, qui était bien plus éloquent en noir et blanc.

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    • Répondu par Zot ! le 27 avril 2016 à  12:05 :

      Autant le noir et blanc sied à merveille à Milo (sauf dans l’été indien à la rigueur), autant les couleurs des pages qui nous sont présentées ici (les couleurs "Glénat") aplatissent le dessin et suppriment les détails de l’encrage minutieux et sensuel de l’auteur.
      A part cela, je suis allé faire un tour sur la page Hachette ; pourquoi parlent ils de "couvertures inédites" ? Ces couvertures diffèrent des albums vendus en librairie, d’accord, mais n’ont rien d’inédit puisqu’il s’agit de reprises agrandies de cases de l’album !!

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