Pas de doute : 2015 sera l’année de la peinture en bande dessinée. Tandis que l’on attend impatiemment un nouvel ouvrage publié aux éditions Soleil dans lequel Frédéric Bezian fera un parallèle entre Mondrian et Euclide, une prochaine collection de Glénat proposera un meurtre avec pour toile de fond chacun des Beaux-arts, où la peinture tient naturellement une belle place. En témoigne la nouvelle série de Manara dédiée au Caravage.
Mais l’apport principal en matière de peinture de la part de l’éditeur grenoblois sera certainement cette nouvelle collection des Grands peintres qui propose de "dresser en bande dessinée un portrait de ces hommes hors du commun, explique l’éditeur. En s’attardant sur un moment précis de la vie d’un peintre, elle vise à resituer avec précision le contexte historique, artistique, politique ou personnel dans lequel il en est arrivé à peindre l’un de ses tableaux les plus emblématiques."
"L’objectif n’est pas de retracer une vie entière, continue d’expliquer Glénat, Mais bien de raconter à chaque fois une histoire permettant de capter au mieux la personnalité de l’artiste et de son œuvre. Ainsi, selon le genre qui y est développé (récit historique, fiction, polar, fantastique...) et l’ambition de ses auteurs, chaque récit, formant une histoire indépendante et autonome, possède son identité propre."
Il est effectivement important de bien saisir le parti-pris de la collection. En effet, si on peut comprendre que 46 pages semblent parfois bien vaines pour tenter de saisir la vie de ces grands hommes, les choix narratifs sont tantôt intéressants, tantôt déroutants. Selon les thématiques qui vous attirent, nous vous conseillons de bien choisir le premier des récits que vous allez découvrir, si vous ne voulez pas acquérir trop vite une vision trompeuse de la collection.
La vie fantasmée de Toulouse-Lautrec
À la fin du XIXe siècle, Montmartre est un quartier interlope où les bourgeois viennent s’encanailler auprès des voyous et des filles de mauvaise vie ; où les vols et les bagarres sont fréquents, alors que la police des mœurs fait des descentes régulières dans les établissements mal famés. C’est là, dans les salles enfumées des bals, que Toulouse-Lautrec gagne sa réputation de peintre du vice et des bas-fonds...
Mais au début de l’année 1895, une sordide affaire secoue le milieu de la nuit montmartroise : des jeunes femmes de bonne famille disparaissent, sans témoin... Très vite, les soupçons se concentrent sur l’entourage de Toulouse-Lautrec, que les mœurs peuvent facilement impliquer dans un rapt. Des individus qui figurent tous sur les tableaux du peintre, où les silhouettes des récentes disparues semblent se dessiner en arrière-plan...
En se basant sur les "Panneaux peints pour la baraque de la Goulue", le romancier, écrivain et scénariste Olivier Bleys a choisi de se glisser dans les nuits folles de Montmartre et les personnages illustres qui s’y débauchaient pour transposer l’esprit des peintures de Toulouse-Lautrec. À chaque page, ce sont des allusions, des jeux de mots et le plaisir de l’instant présent qui se dégagent. Somme toute, le choix de vie de Toulouse-Lautrec.
Dans l’esprit de sa précédente série Chambres noires qu’il avait également réalisé avec Olivier Bleys, Yomgui Dumont transpose à merveille cette insouciance des nuits parisiennes Fin de Siècle. Son dessin sert à la perfection l’humour des dialogues que Bleys place dans son scénario. Le fait d’occuper des planches entières par la réalisation de ces panneaux illustre pleinement la passion que Toulouse-Lautrec plaçait dans son travail.
D’un côté, on ne peut donc que se laisser entraîner par cette joyeuse enquête fantasmée dans les coulisses sordides du Moulin Rouge, y découvrir le truculent personnage d’Oscar Wilde et les touches d’humour qui émaillent le récit. Mais les amateurs de peinture et d’Histoire seront probablement déçus par une partie trop ténue du récit réellement consacrée à Toulouse-Lautrec et à son œuvre, en comparaison avec l’importante partie romancée du scénario. Mis à part le contexte général et l’insouciance du moment de l’époque, cette adaptation très personnelle de la vie de Toulouse-Lautrec peut amuser le lecteur, ou le décourage de s"intéresser au reste de la collection.
Goya, la noirceur de l’intime
Si un deuxième examen s’avère possible, le Goya, scénarisé par le même Olivier Bleys, se présente aux antipodes du précédent, cultivant l’intime, le microcosme et les techniques picturales.
Début 1819, Francisco de Goya, atteint de surdité, emménage dans une nouvelle propriété, la Quinta Del Sordo, en compagnie de l’un de ses modèles, Leocadia Weiss, et de sa fille, Rosario. Au premier abord terrifiée par le vieux peintre et la noirceur de ses tableaux, la jeune fille demeure fascinée par sa capacité à engendrer des univers entiers à la seule force de ses pinceaux.
De son côté, Goya s’émerveille de la vitalité de l’enfant qui lui permet de surmonter sa solitude, sa mélancolie et la maladie qui l’accable. Malgré des événements d’une grande violence psychologique, une véritable complicité s’installe entre ces deux êtres que tout oppose… Mais, peu à peu, Rosario s’étiole, se dessèche. Goya la croit alors atteinte du désespoir qui le ronge. Il s’accuse de l’avoir contaminée. Le tableau "Saturne dévorant l’un de ses enfants" serait peint sous cette influence...
Autant l’album de Toulouse-Lautrec est léger et insouciant, autant cette perspective de l’acte créatif de Goya pour ses peintures noires aborde la douleur, la tension et l’isolement du peintre. Ayant déjà collaboré avec Olivier Bleys, le dessin de Benjamin Bozonnet transpose magnifiquement l’atmosphère sombre du scénario et la force suggestive des toiles de Goya, qui entreprend à ce moment-là un réel tournant dans son style.
De tous les albums qui inaugurent cette nouvelle collection, cette transposition des années que Goya passa reclus dans sa demeure madrilène est certainement la plus intéressante et la plus engagée. Graphiquement parlant, l’alternance des scènes d’action, des quarts de page évoquant le journal de Rosario, et des croquis et tableaux de Goya est d’une belle force d’évocation, presque bouleversante. Comme pour l’album précédent, le lecteur ne pourra y rester insensible.
Van Eyck, le peintre-espion
Les lecteurs à la recherche d’un juste milieu entre une atmosphère romancée et une immersion psychologique doivent débuter cette nouvelle collection par Jan Van Eyck, porté par le classicisme du trait de Dominique Hé et le traitement historiquement plus fidèle de Dimitri Joannidès.
Le récit débute à Gand, le 14 septembre 1426, alors qu’Hubert Van Eyck décède prématurément pendant qu’il travaillait sur le Retable de l’Agneau mystique, une pièce destinée à l’église Saint-Jean. Ce travail inachevé met son commanditaire dans l’embarras. Mais Van Eyck avait un frère, qu’il avait initié à la peinture, et qui pourrait bien être en mesure de terminer l’œuvre…
La mort soudaine de son frère pousse Jan Van Eyck, alors au service du duc de Bourgogne comme peintre et émissaire secret, à s’interroger sur le sens de sa propre vie. Il se demande s’il ne ferait pas mieux de retourner à ses seuls pinceaux. Magnanime, son maître l’autorise à terminer le retable, à l’aide d’un nouveau procédé pictural tenu secret, s’il accepte une dernière mission diplomatique pour Constantinople. C’est justement au cours de ce voyage que Jan Van Eyck va trouver l’inspiration et les modèles pour achever l’œuvre de son frère...
Dominique Hé propose une très belle retranscription de cette fin du Moyen-âge. Ses évocations sont réalistes et efficaces et proposent également une belle transposition de l’œuvre du peintre flamand. Rappelons qu’il fut l’un des premiers à signer ses œuvres et révolutionna la peinture en diffusant des secrets jalousement gardés auparavant. Sa minutie, et son regard de peintre traverseront les siècles. Cette évocation entame logiquement la chronologie de cette collection, qui embrasse six siècles de peinture.
La thématique picturale de ce récit se rapproche de La Vision de Bacchus qui nous avait tant enthousiasmé l’année dernière. Mais cette évolution dans la peinture s’accompagne d’une recherche personnelle de Van Eyck, hésitant à ce moment-là entre ses missions secrètes pour le Duc de Bourgogne et ses envies de peinture.
Historien de l’art, scénariste et journaliste, Joannidès maintient un souffle épique tout au long de son récit, qi maintient un climat d’espionnage et de suspense, qui s’accorde adroitement avec les recherches picturales et personnelles de Van Eyck. Les lecteurs soucieux d’une relation plus orthodoxe de l’histoire devraient commencer par cet album pour apprécier la ligne éditoriale de cette nouvelle collection.
Chacun de ses albums sont prolongés par un cahier documentaire et pédagogique de huit pages rédigé par le même Dimitri Joannidès, expert en art moderne et contemporain et collaborateur régulier à la Gazette Drouot. Ces cahiers complémentaires reviennent avec sérieux sur la vie réelle du peintre, et sur l’œuvre autour de laquelle la bande dessinée se concentre. Ils font comprendre que ces histoires ne sont qu’une introduction à la vie te à l’œuvre d’hommes hors du commun dont l’œuvre a bouleversé leurs contemporains.
30 albums sont actuellement prévus pour cette collection, qui marquera certainement le catalogue de Glénat dans les prochaines années. Suivront prochainement Bruegel et Georges de la Tour. L’éditeur continuera son parcours dans des approches et des tons fort différents : léger et humoristique, classique ou moderne. Une approche qui préfère assumer ses choix plutôt que se dissoudre dans une évocation mièvre. Audacieux.
(par Charles-Louis Detournay)
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