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Les Lulus et Fritz Haber dépoussièrent la Grande Guerre

Par Charles-Louis Detournay le 20 janvier 2014                      Lien  
Si l'on ne peut éviter les albums de commémoration en ce début du centenaire de la Première Guerre mondiale, on peut déjà se féliciter d'accueillir des albums qui proposent des points de vue qui sortent de l'ordinaire : celle des enfants avec "La Guerre des Lulus" et une vision historique inédite avec le très attendu 4e tome de la biographie de Fritz Haber, le Prix Nobel qui mit au point les gaz de combat allemands.

Nous voici en 2014 depuis quelques jours. On sait bien que cette année sera marquée par le centenaire du début de la Grande Guerre. Dans cette célébration, des travaux de bande dessinée seront légitimes et bienvenus. On pense à Tardi pour qui ce conflit constitue l’un ds thèmes majeurs de son œuvre, et dont on attend impatiemment l’exposition inaugurée au Festival d’Angoulême et qui se tiendra jusqu’au 9 mars 2014. Dans le cas de travaux de commande, en revanche, on appréhende quelque peu la parution de livres un peu plus opportunistes.

Pourtant, les deux premiers albums à sortir en librairie cette année qui évoquent le premier conflit mondial du XXe siècle n’ont pas attendu la date fatidique pour se mettre en place. David Vandermeulen travaille sur son Fritz Haber depuis près de 15 ans, alors que les prémices de La Guerre des Lulus datent de 2008.

Les Lulus et Fritz Haber dépoussièrent la Grande Guerre

À hauteur d’enfant

Nous avions déjà présenté le premier tome de cette saga racontant l’histoire de cinq orphelins laissés pour compte alors que les combats avaient provoqué l’abandon de leur région. Après plusieurs mois passés à l’abri d’une forêt, nos héros rencontrent un soldat allemand, désertant les atrocités de la bataille.

Le scénariste Régis Hautière nous explique l’élaboration de son récit : « Nous voulions amener la guerre dans l’environnement assez protégé des enfants par le biais de Hans, ce soldat déserteur qui a connu les atrocités de la guerre et qui la fuit. Mais cela était également nécessaire, car nous voulions faire grandir les enfants dans un contexte de guerre sans pour autant les confronter à la guerre des tranchées. Ils vont donc rester en France occupée, puis en Belgique occupée, des situations finalement peu connues du grand public, qui pense toujours à la Seconde Guerre mondiale lorsqu’on lui parle d’occupation. Les enfants vont donc grandir, physiquement, mais aussi psychologiquement. Il nous fallait un traumatisme fondateur commun à tous les enfants. Celui-ci sera d’autant plus fort que ce tome 2 présente une parenthèse heureuse, avec ces moments de jeux et de joie : les quatre garçons orphelins vont effectivement trouver un père de substitution dans ce soldat... »

« Nous avons tous vécu de petits chocs psychologiques qui nous ont construit et marqués durablement prolonge le dessinateur Hardoc, Le décès d’un proche, un moment particulièrement difficile, un incident. Cela influe sur la maturité, nous terrasse tout en nous faisant grandir d’un coup. Alors, ces repères qui sont en nous devaient être beaucoup plus forts pour ces jeunes enfants aux prises avec la guerre. La Guerre des Lulus me permet donc de rendre hommage aux habitants de cette région si souvent dévastée par les guerres et que je commence finalement à vraiment comprendre et connaître. »

Alors que la presque totalité de l’album se déroule dans la forêt, on comprend bien les émotions qui ont pu étreindre les populations de l’époque : la peur du soldat inconnu, les difficultés de rationnement, et la tragédie qui guette à chaque instant, catalysée par un implacable arbitraire. On comprend que les auteurs ont voulu rendre hommage aux personnes qui ont traversé cette drôle d’époque en brisant les schémas dans lesquels nous sommes engoncés depuis des lustres.

« Je voulais montrer que de chaque côté du front, explique le scénariste, Même si les premiers moments étaient assez euphoriques car les nationalismes étaient très présents à l’époque, tout le monde a souffert de la guerre, quelle que soit sa patrie. L’intrigue m’intéresse moins que le développement des personnages, leurs moments intimes et leur évolution. Ainsi, le regard des quatre garçons va évoluer par rapport à Luce : au début, ils partageaient une volonté de la protéger. Mais avec les mois et les années, elle va changer et s’embellir, ce qui provoquer des scènes aussi intéressantes que sensibles. »

Avec un album par année, La Guerre des Lulus nous permet finalement de vraiment appréhender le temps de cette guerre. Les jours se succèdent, une certaine monotonie s’installe, nos proches grandissent, vieillissent, mais la guerre est toujours présente, comme une menace sourde qui ne veut pas s’éloigner.

« Je dois effectivement aussi faire grandir progressivement les personnages sans que cela soit non plus trop perceptible car il faut continuer à pouvoir reconnaître les enfants. Mon trait évolue aussi au fur et à mesure, mais je tente de leur rajouter de petits signaux : une fossette qui se forme, de petits poils complémentaires, des silhouettes qui s’affinent (surtout pour Luce, la jeune fille), et des postures qui changent, lorsqu’on passe d’un âge à l’autre. Puis les pantalons deviennent progressivement de plus en plus cours, alors que les différences de tailles ont tendance à s’amenuiser. »

On n’assiste donc presque à aucun véritable combat, hormis une impressionnante séquence de duel aérien qui rappelle que Régis Hautière avait écrit six albums d’aviation chez Paquet, dont trois avec Romain Hugault. C’est dont tout en sensibilité que Hardoc & Hautière dépeignent ces enfants trouvés qui adoptent un Allemand et tentent de survivre dans un monde qui ne leur laisse plus beaucoup de chance. Une formidable immersion dans un quotidien rythmé de joie et de tristesse.

Régis Hautière : "Les aristos étaient très présents dans l’aviation, car cette affaire de passionnés était tout d’abord un hobby de riches."

Chimie et géopolitique

Changement de décor pour le déroutant et érudit Fritz Haber par lequel David Vandermeulen retrace la vie d’un chimiste allemand juif , titulaire du prix Nobel, nationaliste, belliciste, et initiateur des gaz militaires dont le gaz moutarde et le tristement célèbre Zyklon B.

Ceux qui n’ont pas encore ouvert un des trois premiers albums de cette série qui en comptera six au total, seront certainement frappés par le sens du détail, la profondeur et les particularités graphiques du récit (les planches se présentent sous la forme d’anciennes photographies au ton sépia et doublées d’halos hétérogènes). Mais outre les avancées techniques qui rythment cette reconstitution historique, Vandermeulen s’intéresse aussi et surtout à la question juive. Il faut dire le personnage de Fritz Haber reste tiraillé entre son entourage aux aspirations sionistes et les autorités civiles et militaires allemandes qui lui faisaient bien sentir ses origines, en dépit d’une conversion au protestantisme bien opportune.

Si le premier tome de la série se focalisait sur les ambitions du jeune Haber promis à une brillante carrière contrarié par ses origines juives, le tome 2 le place progressivement au cœur du dispositif industriel allemand, grâce notamment à ses travaux révolutionnaires sur l’azote qui lui vaudront le Prix Nobel. L’enjeu fut d’abord la fertilisation des cultures par des engrais synthétiques sans l’appui des engrais naturels chiliens. L’aspect stratégique de ses recherches lui permit également de soutenir l’effort militaire allemand, notamment dans la mise au point des gaz de combat.

Ainsi, dans le tome 3 de Fritz Haber, David Vandermeulen faisait dire à son personnage, alors qu’il tentait d’expliquer à un gradé réticent les avantages de ses attaques au gaz : "Chaque nouvelle arme est susceptible de faire gagner une guerre, mon Colonel. [...] Ma nouvelle arme sapera le moral car elle est précisément nouvelle ! [...] Vous avez l’habitude des barrages d’artilleries, mon Colonel. Mais de tels barrages n’ont que peu d’effet sur le moral des troupes. Tandis que l’odeur du gaz... L’odeur du gaz provoquera à elle seule un indescriptible affolement !"

Une des réussites de la série tient à sa description minutieuse des décisions des hauts états-majors allemand et anglais. On comprend mieux les positions des uns et des autres, et surtout les liens tissés entre les personnalités politiques et les industriels, lorsqu’il ne s’agissait pas des mêmes personnes.

L’autre qualité de l’ouvrage réside dans la personnalité tragique de Fritz Haber, telle que la décrit Vandermeulen, perdue dans l’écheveau de ses contradictions : nationaliste convaincu alors que les Allemands peinent à reconnaître son appartenance à la nation qu’il sert, chimiste visionnaire dont les découvertes provoquèrent autant d’horreurs que de bienfaits, belliciste aveugle qui s’engagea dans la guerre comme dans une croisade sacrée destinée à satisfaire son inextinguible soif de reconnaissance.

Vandermeulen met très subtilement en avant l’opposition entre Haber et son son ami le pacifiste Albert Einstein. Les deux amis ont eu d’ailleurs un destin semblable puisqu’Einstein contribua quelques années plus tard, par ses recherches fondamentales sur l’énergie nucléaire et par son intervention personnelle auprès du président des États-Unis, à la création d’une autre grande et effroyable arme du XXe siècle : la bombe atomique. Quoiqu’il en soit, le fil de leurs discussions et leurs prises de position respectives permet de mieux comprendre les fondements réflexifs d’une Europe à la fois si proche et si lointaine de nous. https://krootez.com

Par téléphone, le 22 octobre 1916, Albert Einstein apprend de la bouche-même du père de Friedrich Adler, que son ami, héritier d’une honorable famille de socialistes autrichiens, a assassiné le ministre-président Karl Stürgkh, la veille, à Vienne.

On considère en effet que le XXe siècle commence réellement avec cette "der des der". Les efforts industriels et les progrès scientifiques qui ont du être accomplis de part et d’autres de la ligne de front valent à la Guerre 14-18 la dénomination de première guerre "moderne". De l’obligation d’alimenter les usines en l’absence de matières premières, aux avancées du cinéma, de la communication, de l’aviation, etc. La biographie de Fritz Haber permet donc de mieux saisir l’importance de la guerre sur l’évolution de technique, et donc comme acteur du progrès de manière plus général.

Mais ce tome 4 négocie également un tournant important. Après les premiers succès des Gaz à Ypres, certaines prises de conscience et notamment le suicide de son épouse poussent Haber dans une grande dépression. C’est ainsi qu’on ne le voit pour ainsi dire pas dans ce nouvel album. La couverture présente le grand savant de dos, dans son laboratoire. Dans ce volume, en effet, Vandermeulen prolonge sa réflexion sur le sionisme, s’intéresse aux relations entre Anglais, Allemands et Juifs à différents niveaux de pouvoir qui jettent les bases à la reconnaissance d’un futur état juif. Cette étude passionnante permet de comprendre les fondements de l’état d’Israël, de distinguer ceux qui en ont été les principaux acteurs et les détracteurs à la fin XIXe et au début du XXe siècle, et comment la Première Guerre Mondiale a joué un rôle déterminant dans ce Grand Retour en Palestine.

Le front de Palestine en 1917
Fritz Haber, T4 : pages 101 et 103.

D’une approche très distincte, la lecture de ces deux séries permet de saisir des points de vue aussi différentes que complémentaires sur la Première Guerre mondiale. D’un côté, la simplicité de la survie, le besoin de nouer de vraies relations humaines dans un conflit qui s’installe malheureusement autant dans l’horreur que la durée ; de l’autre, une analyse méthodique et scientifique du tissu militaro-industriel, symbolisée par un homme souffrant de l’antisémitisme.

Aussi passionnantes l’une que l’autre, ces deux séries prouvent simplement qu’il y a non seulement encore beaucoup à dire sur le sujet, la pluralité de ces points de vue prouvant que le devoir de mémoire peut faire l’objet d’un renouvèlement, sans renoncer pour autant à une exigeante authenticité artistique.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Fritz Haber, T4 - Par David Vandermeulen - Delcourt
La Guerre des Lulus, T2 : 1915, Hans - Par Régis Hautière & Hardoc - Casterman

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- Lire l’interview de David Vandermeulen : « Haber a agi très fortement sur son temps, et l’Histoire Universelle lui doit énormément » (Oct. 2005)
- Lire notre chronique du tome 3
- Lire une seconde interview David Vandermeulen sur le même sujet : « J’essaie de ne pas être manichéen, ce qui est un défi dès lors que la bande dessinée est un art de synthèse » (Déc. 2010)

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- Lire notre chronique de La Guerre des Lulus, T1 : 1914, La Maison des enfants trouvés
- Lire notre interview de Régis Hautière :"Il existe peu de BD sur la Première Guerre mondiale mettant en scène des enfants"

 
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