Récemment, quelques auteurs italiens nous proposent de redécouvrir l’Histoire de leur péninsule au travers de récits fictifs et aventureux. C’est le cas de L’Astrolabe de Glace qui met en scène le sac de Rome par les troupes au service de l’empereur Charles Quint, commandées par le connétable Charles de Bourbon en 1527 dans le cadre d’une quête à la fois scientifique et ésotérique.
Luca Blengino, le scénariste de L’Astrolabe de Glace, ne se contente pas de revisiter l’Histoire comme il l’a fait dans d’autres séries : Gaijin, R.U.S.T., Flamingo, 7 Survivants). Son dernier grand projet avait pour cadre l’Antiquité. Il a scénarisé toute la série des 7 Merveilles (Delcourt). Dans cette série-concept aux multiples points d’entrée, Luca Blengino avait surtout réussi à cerner les sentiments émanant des grands hommes qui avaient construit ces merveilles du monde antique.
Et c’est justement dans cette voie qu’il inaugure une nouvelle série chez Soleil : Les Savants. La nouveauté réside dans la qualité des figures historiques qu’il incarne : fini les grands architectes ou artistes antiques, Blengino s’intéresse aux grands savants de l’Histoire, en particulier ceux qui ont fait sortir nos civilisations des ténèbres scientifiques.
Pour déminer l’éventuel aspect rébarbatif de l’évocation pédagogique de ces grands hommes, le scénariste les transforme en enquêteurs, mettant à l’épreuve leur sagacité pour mieux laisser parler leurs sentiments envers les autres et envers eux-mêmes. Il s’agit à chaque fois de récits autoconclusifs, ce premier tome se présentant d’ailleurs comme un one-shot : on ne retrouve aucune indication de série ou de tome à suivre dans cet opus.
Une première enquête de haute volée
Comme le titre l’indique, le premier tome se déroule en 1512, à Ferrare en Italie. Nicolas Copernic, savant reconnu, vient y donner plusieurs conférences devant un parterre de jeunes gens parmi les plus érudits d’Europe. Mais la célèbre université est en émoi en raison du récent assassinat d’une de ses figures éminentes, Maître Horatius. Cela bouleverse Copernic car ce puits de science était son ancien mentor, et qu’Horatius l’avait justement appelé à l’aide au sujet d’une découverte déconcertante qui le faisait craindre pour sa vie.
Résolu à percer l’énigme de cet assassinat réalisé par un archer fantôme, Copernic fait la rencontre d’un étudiant, extrêmement doué mais décidément dissolu et irrespectueux : Paracelse. Ce brillant et jeune agitateur est persuadé qu’un autre crime, celui d’un étudiant amoureux d’Horatius, a été maquillé en suicide. Avec ou sans Copernic, Paracelse compte bien le prouver à la police locale constituée selon lui d’incapables.
Ne tournons pas autour du pot : en cinquante-quatre pages, Blengino et son dessinateur Stefano Carloni ont réussi une petite merveille d’enquête historique. L’emboîtement des déductions fascine d’entrée de jeu, car rapidement, un premier meurtre apparemment insoluble est résolu par les deux héros,... chacun par sa propre voie ! Ce surgissement d’éléments nouveaux et de résolutions en cours d’album qui aboutit aux révélations finales rythme le récit et fascine le lecteur dont l’attention monte en pression, sans longueurs : imparable !
La qualité des intrigues est également redoutable : même pour des scientifiques férus d’alchimie, les déductions ne sont pas alambiquées ! Le scénariste rebondit sur des données connues de la majorité des lecteurs, résolues grâce à des outils d’époque. Il joue également avec son levier de prédilection, l’Histoire. Ici, c’est celle des villes italiennes de la Renaissance, et leurs sempiternelles discordes qui sont convoquées. Sans vraiment entrer en profondeur dans cette politique complexe, Blengino joue des flashbacks pour mieux poser son décor.
Des savants détectives
Enfin, le coup de génie est bien entendu de faire se rencontrer deux savants de renommée internationale, à un moment plausible de leur parcours et de les laisser parler eux-mêmes de leurs ressentis.
Ainsi, Blengino présente un Copernic discourant en public de l’astronomie géocentrique, tandis qu’il se heurte en privé à ses propres démonstrations mathématiques qui bouleversent la conception du monde : la Terre tournerait autour du Soleil ? Cette preuve incontestable peut lui valoir, on le sait, le bûcher.
En contraste, Paracelse affiche toute la superbe de la jeunesse, ne doutant jamais de lui dans sa précipitation juvénile. Blengino présente donc le personnage plutôt que l’homme de sciences. Un choix tout indiqué, car Paracelse est surtout resté dans les esprits pour son esprit de contradiction ; un véritable moteur pour la Renaissance qui débute et sa portée humaniste..
Les lecteurs adeptes de l’histoire des sciences découvrira avec plaisir ces personnages, bien éloignés de l’image policée qu’ils ont laissée dans l’Histoire. Les moins connaisseurs apprécieront une intrigue digne des meilleurs romans policiers.
Un dessinateur inspiré
Pour mettre en scène ce récit, il fallait un graphiste suffisamment inspiré par l’Histoire, mais suffisamment habile pour bâtir un mise en page qui puisse porter cette enquête passionnante. Même s’il ne travaille que depuis quelques années seulement en tant que professionnel, on ressent que Stefano Carloni s’est beaucoup impliqué dans ce récit. Aucun cadrage n’est gratuit : les architectures de l’époque, les sentiments des savants-détectives, les flashbacks ténébreux, ou les inquiétants souterrains de Paracelse.
Même si l’appui photographique se fait parfois sentir, le rendu des planches est très bien maîtrisé, de quoi se laisser happer par l’emprise du récit sans parvenir à le lâcher jusque la fin. La force des atmosphères tient également aux couleurs de Franck Isambert, dont la réussite générale des scènes de nuit ou des flashbacks permet facilement d’oublier quelques contre-jours trop sombres.
A la lecture de cette enquête qui se déroule entre les couloirs de l’université, les alcôves des monastères, le silence des bibliothèques et la campagne italienne, difficile de ne pas voir un parallèle avec l’un des plus grands romans écrits par Umberto Eco qui nous a récemment quittés. Les Savants sont pourtant beaucoup plus accessibles, et procureront d’excellents moments de frissons pour les amateurs d’énigmes et d’Histoire. Une merveille !
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
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Lire notre précédente interview de Luca Blengino : « Nous avons cherché à tricher de façon consciente. »
Toutes les illustrations sont © Éditions Soleil, 2016 - Blengino, Carloni
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