On comprend pourquoi c’est dans Le Secret de la Licorne que le talent d’Hergé atteint son apogée. C’est l’album qui lui permet, en retrait de l’actualité de la guerre, d’explorer un univers imaginaire plus personnel avec une identité nouvelle. Au bout d’un récit avec une intrigue policière bien ficelée, avec des dimensions oniriques et fantastiques, nous découvrons le refuge enchanté de Moulinsart, d’abord hostile, qui deviendra à la fin le lieu métaphorique du trésor-bonheur qui dort en chacun de nous.
Les véritables joyaux de cet ouvrage, ce sont les pertinents commentaires de Daniel Couvreur et de Frédéric Soumois, accompagnés des précieuses recherches documentaires de Philippe Goddin, le gardien attitré du trésor. Les contributions de ce trio nous dévoilent les arcanes de la création au jour le jour durant les années difficiles sous l’Occupation, durant lesquelles Hergé ne voulait pas mettre Tintin entre parenthèse. Ce dernier a opté pour un récit d’évasion totale, en nous plongeant dans un voyage extrême dans l’espace et le temps. Toute la chasse au trésor à partir d’un parchemin qui se lit comme dans Le Scarabée d’Or de Poe, se déroule dans un « ailleurs » très vague, quelque part dans l’Atlantique, dans un endroit assez flou pour échapper à toute censure.
C’est dans Le Secret de la Licorne que Haddock s’impose comme un personnage principal en retrouvant son ancêtre François de Hadoque et que les Dupondt atteignent un sommet du comique, tant au niveau de leur caractère spécifique, de leur discours confus et de leur gestuelle burlesque. Avec la force de ces personnages, c’est la première fois qu’Hergé développe une intrigue assez étoffée qui s’articulera sur deux albums. Goddin nous précise qu’Hergé se révèle au sommet de son art, parce qu’il est enthousiaste, inventif et décomplexé en lançant ses héros dans une nouvelle aventure remplie de magie et de secrets.
Il faut lire en parallèle l’album en couleur de 1943 et la version 1942 pour apprécier les coupures, les ajouts, les corrections jusqu’à l’uniformisation de la ponctuation. Hergé coupe dans les dessins, élimine des éléments du décor pour permettre à la couleur de jouer un rôle narratif et psychologique. Il redessine complètement la Licorne. Les dialogues seront retouchés, mais en perdant des expressions savoureuses aux parfums jugés trop exotiques. Les personnages parleront un français plus académique.
Par coquetterie les « Dupont » deviendront les « Dupondt ». On précisera le vocabulaire maritime et l’architecture des composantes du bateau. On apprend qu’il n’y a pas eu de navire ayant porté le nom de Licorne en France, mais plutôt en Hollande et au Danemark, et plusieurs « Unicorn » anglaise au XVIIe siècle. Hergé a consulté abondamment le livre paru en juin 1942 d’Alexandre Berqueman, L’art de la Mer.
Les observations commentées les plus savoureuses dans ce décryptage méthodique et historique du Secret de la Licorne relèvent de détails documentaires inattendus et très pertinents. Voici juste quelques exemples, donnés en vrac, pour mieux mesurer l’importance et l’ampleur de toutes la recherche soumise. Lors de la promenade au « Marché aux puces » de Bruxelles, Milou se gratte l’oreille...
Parce que les Allemands rationnent l’essence en Belgique, il faut attendre la 83e bande avant de voir un véhicule faire irruption. Hergé dessine des rues et des routes sans voitures. On marche beaucoup dans cet album, comme toute la Belgique occupée.
Dans la version 1943, les décors seront plus raffinés, des bruitages supprimés et des découpages refaits. Ce sera esthétiquement plus plaisant, mais que d’effets prodigieux oubliés ; entre autres le remontage d’une balle de revolver qui, dans la version 1942, passe d’une case à l’autre et procure une rapidité et un frison plus grand dans la lecture. La poursuite de Tintin par un gros chien danois est plus dynamique dans la première version parce que plus proche du dessin animé. Il faut reconnaître que la couleur brise la cocasserie burlesque des bousculades et des chocs de corps et d’objets.
Dès les premières lignes de cet ouvrage, les trois spécialistes de l’oeuvre d’Hergé éveillent notre curiosité, aiguisent notre sens critique et donnent à chaque lecteur une plaisante envie incontrôlable de lire de front les versions 1942 et 1943 de l’ouvrage, si différentes dans les détails. Le judicieux choix de cases en couleur en parallèle avec la version intégrale en noir et blanc s’accompagne de commentaires dont la rigueur sont des modèles d’analyse et de synthèse. Un ouvrage incontournable par l’exactitude sur les faits historiques et la pertinence des explications. Une riche étude qui alimente l’enthousiasme et repaît l’intérêt le plus vorace des tintinophiles les plus affamés.
(par Richard Langlois)
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