On le sait, Tintin est un phénomène majeur dans l’histoire de la bande dessinée du 20ème siècle : 200 millions d’albums vendus, plusieurs générations de lecteurs, des traductions dans le monde entier et, pour Hergé, dans le Panthéon des grands auteurs, une place à l’Olympe grâce à une fortune critique sans équivalent dans l’univers franco-belge. Du vivant d’Hergé, cette notoriété avait déjà valu tous les débordements et on ne compte plus les éditions pirates, les aventures « sexuelles » ou, comme en Chine, les histoires « inédites » du personnage. Très tôt, Hergé et Casterman s’étaient entourés d’avocats qui défendaient bec et ongles ce patrimoine unique.
Au décès d’Hergé, le 3 mars 1983, son épouse Fanny Remi devenait sa légatrice universelle. Elle se remaria quelques années plus tard avec un homme d’affaires anglais, Nick Rodwell. Entre-temps, le phénomène Tintin avait atteint le plus haut niveau et l’exploitation de son univers était devenue pléthorique, parfois au détriment de la femme du grand créateur dont la naïveté fut quelquefois abusée. Quand Nick Rodwell parvint aux manettes, il entreprit de redynamiser, après une logique restructuration, l’univers d’Hergé d’un main parfois aussi fantasque qu’autoritaire. Nick Rodwell est la figure centrale du reportage diffusé par la RTBF dans son émission "Questions à la Une". Il y est présenté comme un être manipulateur, procédurier, mégalomane et plus que tout : diabolique !
Une vengeance médiatique
Le titre de l’enquête de Gérald Vanderberghe ne fait d’ailleurs aucun mystère sur son fil conducteur : « Tintin a-t-il vendu son âme au diable ? ».
Rappelons que ce reportage devait être diffusé le 10 octobre 2007. Moulinsart ayant eu l’occasion de visionner l’émission avant sa diffusion, s’est aperçue qu’une « caméra cachée » surprenait Nick Rodwell en train de dire ce que tout le monde savait déjà, que certains journalistes étaient « blacklistés ». Si le réalisateur voulait utiliser des images de Tintin, Moulinsart lui imposait d’écarter de ses invités quelques-unes des personnalités déclarées persona non grata par le représentant de l’ayant-droit d’Hergé.
Ayant saisi le tribunal avant la diffusion du reportage, Moulinsart avait obtenu en référé l’interdiction de la diffusion de la séquence clandestine. Quelques temps plus tard, un deuxième jugement confirmait le premier : La RTBF avait enfreint la loi en filmant Nick Rodwell et ses employés à leur insu. « Filmer Rodwell, c’est Tintin ! » titrait le quotidien bruxellois Le Soir.
Dans l’introduction de son émission finalement diffusée mercredi, Jean-Claude Defossé expliqua que s’il fallait attendre le jugement au fond, « la RTBF en aurait pour des années ». Elle a dès lors imaginé remplacer la séquence litigieuse par une reconstitution. Or, qu’y apprend-t-on ? Pas grand chose qu’on ne sache déjà : un certain nombre de personnalités comme Benoit Peeters, Hugues Dayez ou Stéphane Steeman étaient interdites d’antenne dans des émissions auxquelles Moulinsart prêterait des images. Rien de fracassant, aucune révélation « mafieuse », juste la marque d’un autoritarisme. Mais cette attitude est plutôt ordinaire : Jean-Christophe Menu, le Lider Maximo de L’Association, avoue « pinklister » les journalistes sans qu’on lui envoie de caméra cachée. Chacun sait qu’on n’utilise pas les images de Disney ou de la Warner sans demander une autorisation préalable. Par ailleurs, vu le contexte de l’émission, nous allons le voir, on comprend que Nick Rodwell ait voulu mettre les bâtons dans les roues d’un programme qui le condamne sans appel.
Le diable est anglais !
Car le diable à qui Tintin a vendu son âme, il ne faut pas en douter : c’est Nick Rodwell !
La séquence inaugurale passée, commence alors un curieux reportage qui ressemble davantage à un procès entièrement à charge ou à un acte de basse vengeance, qu’à une enquête journalistique.
La thèse, c’est que Tintin vend moins qu’avant. Pour ce faire, on va solliciter une classe d’enfants, leur soumettre trois piles d’albums : une de Titeuf, une autre de Kid Paddle, une troisième enfin des aventures Tintin. Les gamins se ruent sur les héros de Zep et de Midam, le reporter à la houppe terminant bon dernier. CQFD : Tintin n’a plus la faveur des enfants. Or, Titeuf et Kid Paddle sont des héros actuellement présents sur les petits écrans et formatés pour la lecture des jeunes d’aujourd’hui, contrairement au reporter d’Hergé. La malhonnêteté de ce test qualitatif est patente : Mettez trois piles de CD devant des ados, une de Mozart, une autre de Grand Corps Malade et une troisième de la Starac, et vous aurez le même genre de résultat.
Fort de ce constat qu’il a pris soin de conforter par une interview des enfants (Tintin a vieilli, il est déclassé…), notre enquêteur trouve une confirmation de sa thèse auprès d’un libraire, Reynold Leclercq de la librairie Brüsel, et auprès de l’éditeur de Tintin, Louis Delas, PDG de Casterman. Le libraire est sans doute le meilleur point de vente spécialisé de BD à Bruxelles. Une référence. À propos de Tintin, il parle de ventes régulières, d’album de fond. Pas de mévente. On oublie de souligner qu’une série qui ne propose pas de nouveauté depuis trente ans aura toujours moins d’attraction que le dernier album paru. C’est comme si on comparait un titre de La Callas ou de Jacques Brel avec le dernier single d’Alizée. En outre, le libraire spécialisé n’est pas le meilleur point de vente pour un classique « grand public » qui a plutôt sa place dans les grandes surfaces.
Hors de portée de la bourse des enfants ?
Interrogé, le PDG de Casterman, Louis Delas, l’éditeur de Tintin, ne peut que nous enseigner la vérité : Tintin continue à se vendre à 1,8 millions d’exemplaires par an (un million d’albums en librairie et huit cents mille par « opérations spéciales »). Pas mal, pour un personnage déclassé ! Il pèse près de 2,5% du marché en volume à lui tout seul, sans nouveauté depuis près de trente ans ! On nous rétorque que ces ventes étaient de 4 millions d’exemplaires il y a dix ans. Sauf qu’à ce moment-là, Tintin occupait le petit écran. Et l’on sait l’impact que cela a sur les ventes. Qu’importe, le journaliste fait le constat sans chercher plus loin : Tintin se vend moins !
Pour renforcer son propos, Gérald Vanderberghe va à nouveau instrumentaliser des enfants. « Combien reçois-tu d’argent de poche par semaine ? » demande-t-il à une gamine qui se prête complaisamment au jeu. « 7,5 euros » répond la demoiselle. « Très bien, lui dit le journaliste, je vais te donner cette somme et tu iras acheter des produits à la boutique Tintin ». Elle revient avec quelques bricoles. Maigre récolte. La preuve est faite : la politique « élitiste » de M. Rodwell a mis Tintin hors de portée des enfants, telle est la raison de son insuccès actuel ! Sauf que, si la même somme était allouée à Astérix ou à n’importe quel personnage de BD un peu notoire, le résultat serait le même : le prix moyen d’un Titeuf sur Amazon est de 8,93 euros, soit au-dessus du budget de notre cobaye médiatique. En outre, chacun sait que des enfants de cet âge reçoivent leurs albums de leurs parents ou de leurs grands-parents. Une fois de plus, les dés sont pipés.
Plaidoyer Pro domo
Il s’en suit une multitude d’intervenants dont le point commun est d’avoir eu maille à partir avec Nick Rodwell : Stéphane Steeman, président de l’Association des Amis d’Hergé, qui avait vendu sa collection à Moulinsart avant de tomber en disgrâce ; Harry Swerts, collectionneur d’objets Tintin lui aussi en délicatesse avec le château ; le polémiste Hugues Dayez, auteur d’une Bible « anti-Rodwell », Tintin et les héritiers (Ed. Luc Pire). Notre sémillant enquêteur oublie de signaler au public que ses témoins ont également un autre point commun : la RTBF est ou a été leur employeur. Ce plaidoyer Pro domo ne le trouble pas pour autant.
On va chercher une professeur de marketing, Luc Jouret, pour expliquer le déclin de Tintin. Or il s’agit d’un ancien cadre de la société exploitant les droits d’Hergé, évincé depuis. Avec une sympathique interview de Sylvie Uderzo que l’on fait poser devant un drapeau pirate, on compare Tintin à Astérix, un personnage qui a vendu 100 millions d’album de mieux que le reporter, dans un temps plus court et qui, aujourd’hui, à la faveur de trois films live à grand succès, est actuellement un univers en pleine croissance. On ne lui pose pas la question de savoir ce qui se passera à la disparition d’Uderzo, celui ayant déclaré que, comme pour Hergé, les aventures de son personnage ne continueront pas après lui…
La conclusion du reportage est lisible comme une Klare Lijn : Tintin est foutu, et c’est la faute à Rodwell !
Un procès à charge
On aurait du mal à trouver dans cette galerie d’intervenants quelqu’un qui servirait la thèse inverse. Pourtant, notre reporter aurait pu, comme dans Tintin au pays des Soviets, aller derrière la façade factice qui se proposait à lui, laisser le clan Rodwell développer son point de vue, quitte à le contredire ensuite. Par exemple, en interrogeant l’éditeur Didier Platteau, un personnage respecté qui, depuis presque dix ans, conduit la politique éditoriale de Moulinsart avec une réussite incontestable. Aucun artiste de bande dessinée européen ne peut en effet rivaliser avec la qualité, la constance et la diversité d’un catalogue qui est un véritable « musée de papier » mettant en valeur l’œuvre d’Hergé. Aucun auteur non plus n’a accumulé autour de lui une équipe disposant un tel savoir-faire dans la réalisation d’expositions dont la qualité, autant dans le propos que dans la réalisation, est reconnue. Aucun auteur enfin ne peut s’enorgueillir de bénéficier un tel activisme dans la préservation de son patrimoine qui occupe plusieurs dizaines de salariés, aujourd’hui occupés à la mise en œuvre la construction d’un musée ! Là aussi, la production aurait pu enquêter.
Tintin, héros des "beaux quartiers" ?
Contradiction : Alors que nos journalistes auraient eu, s’il faut les croire, toutes les difficultés du monde pour obtenir une interview de Nick Rodwell, ils peuvent l’interroger librement à la pose de la première pierre du musée Tintin en mai 2007. N’importe ! On va chercher l’élu bruxellois Henri Simons pour expliquer l’échec de ses négociations avec Nick Rodwell pour installer le musée à Bruxelles. « Le quartier ne lui plaisait pas » raconte Simons. Explication courte, mais suffisante néanmoins : Tintin n’aime que les "beaux quartiers", il est élitiste.
Pourtant, chacun comprend que pour faire un investissement aussi important, 15 millions d’euros principalement sur fonds propres, il vaut mieux trouver l’endroit approprié...
Il n’est pas jusqu’à l’adaptation cinématographique de Tintin, à la faveur d’un contrat signé avec Steven Spielberg -qui le réalisera lui-même aux côtés de Peter Jackson, un projet dont Jeffrey Katzenberg, le patron de Dreamworks, confirme personnellement la réalité devant les caméras, il n’est pas jusqu’à ce projet titanesque qui se chiffre en millions de dollars de budget et qui réussit pourtant le tour de force de conclure avec Hollywood le plus gros contrat portant sur un personnage européen, qui n’emporte le scepticisme de nos enquêteurs, décidément très objectifs. C’est, cette fois, Benoit Peeters, dont les démêlés avec Nick Rodwell depuis près de dix ans sont connus, qui vient expliquer le danger de cette nouvelle aventure rodwélienne : Tintin serait abandonné aux producteurs américains, peu enclins à partager les droits des films qu’ils produisent. Tintin sera donc forcément dénaturé. Croyez-vous que nos enquêteurs aient été vérifier la teneur du contrat ? Que nenni. La tendance à Hollywood est plutôt actuellement de respecter les univers plutôt que de les trahir, comme ils le font avec les X-Men, Spider-Man ou Batman. Mais cela, nos enquêteurs ne l’imaginent même pas.
En réalité, aucune bonne nouvelle, aucune réalisation concrète, aucune utopie même, ne peut entraver le travail de diabolisation que nos réalisateurs ont décidé d’entreprendre. On est loin d’une démarche déontologiquement irréprochable.
D’où vient la passion, parfois trempée de haine, qu’entretient cette fine équipe de témoins et leurs complaisants investigateurs, à l’endroit du nouvel époux de la veuve d’Hergé ?
Cela, vous le saurez demain. Comme on disait chez Casterman : (À Suivre) !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Nick Rodwell. Image RTBF. Photo : D. Pasamonik.
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