Passons sur la succession d’Hergé jusqu’à l’arrivée de Nick Rodwell aux manettes de l’entreprise en 1990. Á cette date et progressivement, le jeune Anglais, à qui l’on doit d’avoir ouvert une boutique Tintin à Londres au début des années 1980, décide de reprendre le contrôle de la licence Tintin, dispensée à des entreprises qui produisent des milliers d’objets à l’effigie du personnage. Ceci, avec d’autant plus de facilité qu’il est devenu l’époux de Fanny Remi, la femme d’Hergé et sa légataire universelle.
Récupération d’héritage
Mais du vivant d’Hergé déjà et surtout après sa mort, cette exploitation était devenue illisible, dispersée entre sociétés gigognes et contrats de licences dispensés parfois sans discernement. Aucune stratégie, ni développement commercial pérenne n’est envisageable tant que la chaîne des droits n’est pas assurée. Or, la rétrocession d’une partie de ces droits à Canal+, logée dans une société sur laquelle Moulinsart n’a aucun contrôle, en dehors de celui du droit moral, rend impossible une gestion cohérente. Le premier travail de Nick Rodwell va être de rapatrier tous ces droits dans une seule société.
Son idée est de construire un business complètement contrôlé, de la fabrication à la distribution. Il va d’abord récupérer ces droits, parfois en les rachetant. Cela fait, il bouleverse complètement les habitudes des licenciés Tintin. Des dizaines de contrats ne sont pas renouvelés, à la grande fureur de leurs bénéficiaires, et ceux qui veulent continuer à travailler avec l’image de Tintin sont contraints à devenir les distributeurs de produits estampillés « Moulinsart ». C’est vrai pour les statuettes, les jouets, les vêtements… C’est vrai aussi pour l’édition puisque désormais les nouveaux ouvrages signés Hergé ne seront plus édités par Casterman. La manœuvre consiste à ramener un maximum de chiffre d’affaires au 162 de l’avenue Louise à Bruxelles.
Par ailleurs, les usages informels de l’œuvre d’Hergé par des associations comme Les Amis d’Hergé dirigée par Stéphane Steeman, des librairies qui utilisaient Tintin sur leur façade et d’une manière générale toute utilisation qui ne ferait pas l’objet d’un contrat préalable sont contraints de rentrer dans le rang. Tout, ou presque tout, devient payant.
Nick Rodwell applique là une des règles de base du droit sur le copyright qui stipule que si vous ne défendez pas une œuvre dont vous êtes le propriétaire, vous pouvez légitimement la perdre. L’apparent « laissez-faire » hergéen (car, soyons sérieux, la procédure était déjà le fait du Studio Hergé et de Casterman du vivant même d’Hergé) trouve là un cadre particulièrement rigide. Nick Rodwell, de ce fait, donne au mieux davantage l’image d’un juriste que celle d’un commerçant, au pire celle d’un commerçant avide et procédurier.
Une politique de centralisation
La fureur des évincés – ces « déshérités d’Hergé »- fait du bruit. Imaginez : 70 entreprises qui vivaient de Tintin, une rente confortable s’il en est, se retrouvent sur le carreau. Certaines d’entre elles font faillite. Mais c’est le changement des relations entre Moulinsart et Casterman qui constitue pour Rodwell l’élément le plus délicat. Avant 1990, le scénariste, écrivain et réalisateur Benoit Peeters et le critique d’art Pierre Sterckx s’imposaient comme les analystes de référence de l’univers hergéen. Avec raison. Le premier avait publié chez Casterman Le Monde d’Hergé, un ouvrage clair, lisible et à l’époque le mieux renseigné sur l’univers d’Hergé. Publié en 1983, son auteur avait profité d’une certaine proximité avec le maître de l’École de Bruxelles. Peeters se retrouve tout naturellement à coordonner les publications savantes publiées à ce moment-là pour la filiale d’Hachette, Rombaldi. Pierre Sterckx n’était pas en reste. Ami du couple Hergé, il conseillait le dessinateur dans l’acquisition d’œuvres d’art contemporain. Brillant bretteur de mots, il avait signé avec Thierry Smolderen une biographie d’Hergé. Adoubés par le Studio Hergé et par Fanny Remi elle-même, ils étaient les référents intellectuels de l’univers de Tintin dans ces années-là.
Benoit Peeters avait lancé chez Casterman une collection intitulée « La bibliothèque de Moulinsart » destinée à publier des ouvrages autour d’Hergé et de Tintin. Or cette collection contrarie Nick Rodwell. En effet, lui qui veut rapatrier tous les droits dans une seule société, ces livres-là, il préfère les publier lui-même. S’il laissait faire, les droits d’Hergé seraient encore dilués, appartenant pour partie à Casterman, un éditeur qu’il considère comme un partenaire commercial comme un autre, évacuant le rapport affectif qu’Hergé avait pu bâtir avec la maison tournaisienne. Cette dernière est d’ailleurs dans des difficultés qui provoqueront son rachat par Flammarion dans peu de temps. Il y a donc tout lieu de se garantir contre ces évolutions défavorables tout en assurant l’avenir éditorial et, corollairement, le chiffre d’affaire de l’entreprise qu’il est en train de bâtir, alors en pleine phase d’investissement. Pour Nick Rodwell, tout nouveau projet éditorial autour de Tintin n’a plus qu’un seul label : les éditions Moulinsart. Il va donc faire une guérilla incessante pour empêcher la publication d’ouvrages sur Hergé sous une autre marque que la sienne. Benoit Peeters a une longue liste de projets : avec Pierre Sterckx ou encore avec Albert Algoud, l’une des stars de Canal+. Hélas pour Peeters, Rodwell n’envisage plus de publication en dehors de Moulinsart, et il ne veut plus entendre parler de Canal+ à qui il a racheté (cher) les droits de Tintin. Tous les projets sont arrêtés.
Les Insurgés de Moulinsart
Entre les actions de justice pour des utilisations non autorisées de l’œuvre d’Hergé à l’encontre de libraires qui en utilisaient le logo sur leur façade (Michel Deligne, Jean-Louis Carette..., les commissaires-priseurs de certaines ventes publiques…), la fureur des licenciés aux contrats non renouvelés, celle des propriétaires de sites internet produisant de la « parodie » de Tintin en coulée continue et celle des spécialistes interdits de publier comme ils le veulent des essais sur l’œuvre d’Hergé, Rodwell se fait des ennemis en un temps record. D’autant qu’il n’y met pas les formes : il est autoritaire, cassant, provocateur. Il se complaît dans l’image du « grand méchant ». Interrogé par un journaliste belge parlant de sa mauvaise image, il ose : « Je me sens comme un Marocain en Belgique », renvoyant à son interlocuteur la réputation de racisme ordinaire qui est celle du Belge moyen vis-à-vis des immigrés. Pas vraiment diplomate… Outre que ses actions ne sont pas comprises, la structure informelle de son organisation, l’absolutisme de sa gestion et le caractère apparemment fantasque de ses décisions prêtent le flanc aux critiques. Et celles-ci ne vont pas manquer de tomber.
En janvier 1997, au Festival d’Angoulême, Benoit Peeters, Pierre Sterckx, Albert Algoud, les libraires Jean-Louis Carette et Michel Deligne font une conférence de presse sur le thème : « Tintin : contrôle de l’œuvre ou abus de pouvoir ? ». Un article et des interviews dans le magazine branché Les Inrockuptibles donnent un retentissement au-delà de la cité angoumoisine. La croisade anti-Rodwell commence.
Dix-sept ans de querelles
Le 4 janvier 2000, le journaliste belge Hugues Dayez publie un réquisitoire sanglant contre l’homme d’affaires anglais. À Angoulême, il participe aux Forums Leclerc à un débat avec Alain Baran, ancien secrétaire d’Hergé évincé par le couple Rodwell et un tintinophile. Animé par Jean Aucquier du Centre Belge de la Bande dessinée, le débat est une suite de récriminations contre Moulinsart. La presse prend le relais. « Moulinsart prend l’eau » titre Le Point, du 15 décembre 2000, reprenant les thèses de Dayez qui sont exactement celles de l’émission « à la caméra cachée » diffusée mercredi dernier par la RTBF, huit ans plus tard.
Depuis cette date, rien n’a changé. Chacun est resté sur ses positions : Moulinsart se montre tout aussi vétilleux dans la défense de ses droits, notamment à l’encontre de l’essayiste Bob Garcia qui a essuyé récemment une procédure judiciaire, semble-t-il encore en cours, pour ses essais sur Tintin : Jules Verne et Hergé, d’un mythe à l’autre, Tintin à Baker Street, Tintin au Pays du Polar, Hergé et le 7ème Art (Éditions McGuffin), ou encore Éric Jenot qui a été condamné (légèrement, mais là aussi la procédure d’appel est en cours) pour son site de parodie « Tintin est vivant » actuellement fermé.
D’un autre côté, le camp « anti-rodwell » persiste dans l’affrontement. Pierre Sterckx, après un étonnant Hergé collectionneur d’art (La Renaissance du Livre) vient de publier aux Impressions nouvelles, Tintin schizo, un brillant essai relisant l’univers d’Hergé avec un regard toujours aussi fertile servi par une langue amusante et inventive. Peeters quant à lui, auteur d’une biographie de référence, Hergé, fils de Tintin (Flammarion, Champs, 2006), vient de republier Les Bijoux ravis (Magic-Strip, 1984) sous le titre de Lire Tintin également aux Impressions nouvelles. Pas une vignette de Tintin dans ces ouvrages : ils sont publiés contre la volonté de Moulinsart.
Tous ces gens, évidemment, Moulinsart ne les aime pas, et on l’a vu, c’est réciproque. L’affrontement se fait sur le terrain médiatique pour les uns, judiciaire pour l’autre. Quand Rodwell dit, en caméra cachée, « Dayez me déteste », c’est en référence à son ouvrage dont il a pu mesurer la faculté de nuisance puisque ce sont ses thèses qui sont reprises par le reportage de la RTBF sept ans après sa publication et dix ans après la conférence de presse des « insurgés de Moulinsart ». Le dernier développement est sans conteste « l’affaire Tintin au Congo », Moulinsart étant attaqué (de façon absurde, d’ailleurs, on n’a plus de nouvelles du plaignant) et une nouvelle fois désigné à la vindicte, cette fois-ci, comme suppôt du colonialisme. Quand Moulinsart obtient en référé une interdiction des séquences litigieuses de l’enquête de la RTBF, on crie à la censure. Avec raison, car cette affaire crée un précédent de censure préalable. Mais au nom de la liberté d’expression, on pourrait diaboliser à discrétion le premier bouc émissaire venu ? Ce serait une liberté chère payée...
Car ce qui n’est au départ au fond qu’un simple conflit d’intérêt (combien de familles ne se sont pas déchirées sur un héritage ?) a fini par tourner au conflit d’ego. Il y a entre les parties un refus d’accepter la position de l’autre.
Tintin à Jérusalem
À ce titre, l’épisode « Tintin à Jérusalem » est un bon exemple. Je suis contacté par Michel Kichka, le plus grand caricaturiste israélien que je connais bien car il est d’origine belge (il a publié ses premiers dessins dans Curiosity Magazine). Il a fait son Alya (retour en Israël) il y a trente ans. Enseignant à l’école de Bezalel, il a formé la plupart des noms connus de la bande dessinée israélienne actuelle. Fan d’Hergé, il veut lui rendre hommage à l’occasion de son centenaire et, sous l’impulsion de Pierre Assouline, le biographe d’Hergé et de Simenon, il a dans l’idée de faire un colloque à Jérusalem sur le thème « Tintin à Jérusalem : Hergé et la politique ». Thème opportun s’il en est puisque l’affaire « Tintin au Congo » vient de réveiller de nouvelles interrogations sur l’œuvre. Sur la liste des invités : Pierre Assouline, le caricaturiste français Plantu, Daniel Couvreur, journaliste au Soir de Bruxelles, auteur de deux ouvrages sur Hergé, l’excellent éditeur Dov Alfon et moi-même. Philippe Goddin, l’auteur de la dernière biographie en date d’Hergé, Hergé, lignes de vie aux éditions Moulinsart, sollicité, ne peut pas venir : il est à Strasbourg à ce moment-là. Assouline parlera de Tintin et la politique, Couvreur évoquera dans le détail l’affaire « Tintin au Congo » ; Dov Alfon racontera les mésaventures des traductions de Tintin en Israël ; moi-même j’expliquerai les antécédents politique et antisémite de l’œuvre ; enfin Plantu et Kichka démontreront en duo l’influence qu’Hergé a pu avoir sur leur travail. L’ambassade de France et les régions Wallonie-Bruxelles apportent caution et soutien à l’opération. Rien de bien sulfureux. On reste dans l’hommage. Daniel Couvreur en a fait un bon compte-rendu dans Le Soir.
Kichka me demande si on obtiendra l’autorisation de Nick Rodwell. Je pense que c’est possible. Il lui écrit sur mes conseils et il reçoit sa réponse dans la minute : « OK. Inch Allah ! ». Ensuite, Kichka crée une affiche. Une parodie de Tintin en train de siroter un cocktail devant la Porte de Jaffa. Je lui dis qu’elle est très bien mais je lui conseille néanmoins de soumettre le projet « au château ». Il n’en fait rien. Nick Rodwell découvre l’affiche dans la presse.
Il est furax évidemment. De fait, l’autorisation préalable n’empêche pas qu’on doive lui soumettre en détail l’usage qui est fait de son patrimoine. Peut-être aurait-il refusé le dessin de Kichka, peut-être l’aurait-il simplement amendé. On ne le saura jamais puisqu’on s’est passé de son avis. Rodwell écrit alors un mail au conseiller culturel de l’ambassade de France, le très sympathique Toby Nathan pour lui exprimer sa « légère déception ». Pierre Assouline ne manque pas de publier la teneur de son message dans le compte-rendu du colloque sur son blog, lu par près de 380.000 lecteurs tous les mois. Les propos de Rodwell dans ce mail sont évidemment scandaleux et inexcusables.
Un gros enjeu
Mais ils auraient été évités si les organisateurs avaient pris soin de respecter jusqu’au bout la position de l’ayant-droit. Cette soumission n’est pas scandaleuse. Dans cette affaire, Nick Rodwell n’a fait aucune opposition de principe, ni aucun acte de censure. Il était juste soucieux de contrôler l’usage et la communication faite autour de Tintin. C’est compréhensible : l’œuvre d’Hergé est au cœur de son business et il joue gros avec un musée à 15 millions d’euros qui doit sortir de terre en 2009 et les films de Spielberg qui devraient également arriver en salle la même année.
Car si l’on fait le bilan des années Rodwell (cela fait maintenant 17 ans qu’il conduit les affaires de Tintin), il faut bien convenir qu’il n’a pas si mal manœuvré. Tintin n’est pas oublié, contrairement à ce que prétendent les détracteurs de Moulinsart. Il ne se passe pas une saison sans exposition, sans publication, sans évènement autour du travail d’Hergé. Fanny et Nick Rodwell auraient pu vivre de leurs rentes, déléguer à Casterman la gestion de ses droits patrimoniaux sans trop se poser de questions. A la place de cela, ils ont préféré mener une aventure industrielle qui aboutit à la création d’un musée et à la promotion du personnage d’Hergé dans les pays anglo-saxons. Le chiffre d’affaires de Moulinsart est aujourd’hui supérieur à celui qui était le sien il y a dix ans. Tintin continue a susciter des passions et des controverses. Vingt-cinq ans après la disparition de son créateur, je trouve cela admirable.
On aurait pu espérer que le centenaire d’Hergé réconcilie pour un moment ces passionnés querelleurs. Il n’en est rien. Peut-être, après tout, ce sont ces disputes qui font qu’encore aujourd’hui l’analyse des œuvres d’Hergé soit aussi passionnée et passionnante.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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