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Les énigmes de la survivance des héros de bande dessinée

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 2 juin 2007                      Lien  
Si la reprise des aventures de Lefranc par Weber et Carin, "La Momie bleue", est honorable, elle pose néanmoins la question de l’intérêt de maintenir en vie –ou en survie- des concepts éditoriaux parfois centenaires.
Les énigmes de la survivance des héros de bande dessinée
La momie bleue de P. Weber et F. Carin
Une nouvelle équipe sur la série Lefranc (2007). Ed. Catsrman

Les éditions Casterman ont entrepris un vaste chantier : l’exploitation des œuvres de Jacques Martin. Relance d’Alix et de Lefranc avec de nouveaux titres tandis que les anciens sont réédités en fac-simile, réanimation des collections Jhen, Keos, Orion, lancement de la série Loïs, avec de nouvelles équipes de dessinateurs et de scénaristes, jeunes et inconnus pour la plupart, qui entreprennent de redonner à l’univers de Jacques Martin une visibilité et une productivité retrouvée.

Il y a cent ans, déjà…

The Katzenjammer Kids de Rudolf Dirks (1897).
(c) KFS

La survivance à leurs créateurs des héros de bande dessinée est aussi ancienne que le genre : créés en 1897, les Katzenjammer Kids (Pim, Pam, Poum) en avaient montré un exemple au niveau industriel. Leur créateur, Rudolf Dirks, décida après avoir dessiné la série quinze ans durant de faire un « break », ce que lui refusa son éditeur William Randolf Hearst, en confiant arbitrairement la suite à un autre artiste : Harold H. Knerr. Dirks, soutenu par le concurrent et ennemi juré de Hearst, Joseph Pulitzer, entreprit un procès qui suspendit la parution de la série pendant un an et donna à Dirks l’autorisation de continuer la série sans pour autant en interdire la publication chez Hearst ! Les deux magnats de la presse s’entendirent finalement sur la co-existence de deux séries parallèles : The Captain And The Kids, par Dirks, chez Pulitzer, et The Katzenjammer Kids, repris par Knerr, chez Hearst. Il est probable que l’on doive à cet antécédent la primauté de l’éditeur sur l’auteur pour la détention du copyright sur les personnages, aux États-Unis. Les éditeurs, en tout cas, veillèrent à adapter leur contrat à cette circonstance. C’est ce qui a permis quelques années plus tard à l’éditeur de Superman, de ne reverser aux créateurs du personnage, Siegel et Shuster, que quelques miettes de la manne de dollars que rapporta le premier des super-héros.

En Europe, aussi

Tif et Tondu par Dineur (1938)
Ed. Dupuis

En France, où la tradition de la bande dessinée privilégie le créateur, dès son apparition en 1833 sous la forme d’albums signés par Rodolphe Töpffer, l’exemple américain fut suivi par des personnages comme Les Pieds Nickelés (créés par Louis Forton en 1908), Spirou (1938), Tif & Tondu (1938), Pif (1945) ou Modeste & Pompon (1955), qui restèrent la propriété de leurs éditeurs. Mais le plus souvent, des auteurs comme Benjamin Rabier ou Alain Saint-Ogan gardèrent la main sur leurs personnages, tandis que d’autres artistes s’employèrent eux-mêmes à bâtir, sur le modèle de Walt Disney, de vastes entreprises commerciales comme le firent Osamu Tezuka au Japon ou, plus près de nous en Flandre et en Hollande, Willy Vandersteen avec ses personnages de Suske & Wiske (Bob & Bobette) et Bessy, dont la production ininterrompue depuis plus de cinquante ans se compte encore aujourd’hui en millions d’exemplaires vendus chaque année.

Une nouvelle ère

"Le Petit Spirou" par Tome & Janry : un succès plus important que l’original.
Ed. Dupuis

Mais il est clair que la disparition des ténors de l’école franco-belge dans les années 1980-2000 (Hergé, Franquin, Jacobs, Peyo, Morris et récemment Roba) a posé très crument la question de savoir si l’on avait le droit de laisser un tel « capital » de notoriété et de ventes potentielles se consumer dans la stérilité. On sait que Hergé a tranché : il n’y aura jamais de nouveau Tintin. Jusqu’à présent, c’est aussi la position d’Uderzo, mais il n’est pas le seul à en décider : l’ayant droit de René Goscinny, le moment venu, aura son mot à dire [1]. Pour les autres, la tendance semble tout doucement rejoindre la voie anglo-saxonne initiée par ces éditeurs de comics qui ont donné des centaines de successeurs aux créateurs de leurs séries les plus notoires. Cette transition a pour effet de perpétuer le succès au-delà de la disparition de l’artiste et d’assurer de confortables revenus à ses héritiers. Mais ceux-ci, pour anticiper une dilution des droits sur parfois plusieurs dizaines d’héritiers au-delà de deux générations, ont tendance à céder leur univers à un éditeur qui en assure seul la destinée.

Des réussites et des échecs

Blake et Mortimer
Une série qui a de l’avenir devant elle. Ed. Blake et Mortimer.

Le cas de Jacobs et la relance par Dargaud [2] de la série Blake & Mortimer est un exemple réussi de reconversion, aussi bien qualitativement que quantitativement. Des grands noms de la bande dessinée comme Jean Van Hamme, Ted Benoît ou André Juillard se sont attachés à redonner vie à nos flegmatiques britanniques. Dans le cas de Spirou aussi, Tome & Janry avaient porté la série à des sommets de vente jamais atteints par ses créateurs les plus fameux comme Franquin, notamment en créant la série parallèle Le petit Spirou. Le cas de Lucky Luke, après la disparition de Morris, est une réussite commercialement remarquable (plus de 600.000 exemplaires à la nouveauté), essentiellement en raison de la notoriété du scénariste, le fantaisiste Laurent Gerra et ce, en dépit d’une collaboration scénaristique jusqu’à présent peu convaincante. Dans le cas de Boule & Bill, la reprise du dessin de Roba par Laurent Verron est un des rares cas d’un respect total, de l’esprit et de la lettre du créateur original. Dans certains cas, les ayant droits ont cédé purement et simplement les droits à leur éditeur ; dans d’autres, les propriétaires ont un « droit de suite » mais ne sont plus les maîtres d’œuvre de l’exploitation de leur héritage. Cette caractéristique favorise corollairement l’exploitation de l’œuvre au cinéma, et ce n’est pas un hasard si les exploitations cinématographiques de Lucky Luke ou de Blake et Mortimer se montrent si actives ces temps-ci : le « droit moral », caractéristique européenne, a le défaut d’effrayer les producteurs, surtout hollywoodiens.

Le cas Martin

Zig et Puce. Cette création de Saint-Ogan datant de 1925 avait été reprise par Greg en 1963.
Ed. Lombard

Contrôlée par Jacques Martin et son entourage proche (nous aurons l’occasion d’y revenir), la reprise de l’oeuvre de Jacques Martin laisse l’observateur d’autant plus dubitatif que jusqu’à présent, la plupart de ses successeurs ont rarement eu l’occasion de rivaliser avec leur modèle. A l’exception de Bob de Moor ou de Gilles Chaillet, qui portaient eux aussi leur lot de faiblesses et de raideur, aucune des reprises des séries-phare de l’univers de Martin n’a emporté l’adhésion des spécialistes même si, apparemment, un public fidèle et semble-t-il peu regardant, achète encore ces productions en quantité suffisante.
A quoi est-ce dû ? Peut-être à un corpus d’origine plus laborieux que celui de Jacobs ou de Roba. Là où chez Hergé ou Jacobs s’est élaboré un art du dépouillement et de la synthèse, la surdétermination documentaire de l’univers martinien, incontestablement plus vériste que ses prédécesseurs, alourdit considérablement le travail du dessinateur.

Le dernier Alix, "C’était à Khorsabad"
Il avait déçu les amateurs.
Ed. Casterman.

De la même façon, le propos historique, s’il est un excellent tuteur de l’intrigue, est rarement l’occasion d’une création libre où l’imagination s’ébroue sans retenue. Ces contraintes s’ajoutent à l’hypothèse du prestige moindre de Jacques Martin, comparé aux fondateurs de l’école de Bruxelles, ainsi qu’à ses ventes moins « juteuses » que celles de ses concurrents. Résultat : ces nouvelles exploitations attirent moins les talents que les aventures du savant écossais et de son comparse à la fine moustache blonde, avec au final un dessin moins bien assuré que celui de ses compétiteurs et des scénarios sentant un peu le travail débutant. Même dans la dernière tentative de Francis Carin et de Patrick Weber, lesquels n’ont pourtant pas démérité, on se trouve devant une production de qualité très moyenne.

Un investissement

Qu’est-ce qui motive Casterman, dès lors ? Martin, dans leur périmètre, est la seule création dont ils ont la possibilité de devenir un jour « propriétaires ». Cette perspective leur apparaît donc comme un investissement. La maison tournaisienne peut s’accommoder de quelques ratés au démarrage qui se corrigeront sans doute avec le temps. La question est de savoir si les lecteurs se donneront la peine d’attendre…

Une planche de "Le mystère Borg" de Jacques Martin
Aucun élève n’a jusqu’à présent égalé le maître. Ed. Casterman

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

[1Si je ne me trompe pas, le droit moral est du ressort du dernier vivant ; celui-ci disparu, les ayant droits du dessinateur et du scénariste reviennent sur un pied d’égalité.

[2A la suite de l’éditeur Claude Lefrancq.

 
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10 Messages :
  • Il me semble que "le Maître de l’atome" dessiné par Taymans (Lefranc t17) a fait l’unanimité aussi bien dans la presse que chez les libraires. Dommage que Casterman et l’entourage de Martin aient décidé de continuer avec Carin plutôt qu’avec l’auteur de Caroline Baldwin . Tout semble fait pour enterrer la série.

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    • Répondu par Michel Dartay le 3 juin 2007 à  23:18 :

      "la reprise de l’oeuvre de Jacques Martin laisse l’observateur d’autant plus dubitatif que jusqu’à présent, la plupart de ses successeurs ont rarement eu l’occasion de rivaliser avec leur modèle."

      Bien d’accord avec cette phrase : Il est bizarre de constater à quel point Carin est meilleur sur ses propres séries....que lorsqu’il s’évertue à copier/prolonger l’oeuvre et le style de Martin.

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    • Répondu le 11 juin 2007 à  08:11 :

      Ca m’a l’air un peu plus compliqué que ça. Il me semble que Casterman a decidé de faire comme Dargaud avec Blake et Mortimer, deux équipes. Une alternance, donc, entre Taymans et Carin. Mais ce qui est bizarre, c’est qu’une équipe traite les années 50 avec un style Ligne Claire nostalgique, et que l’autre traite les années 2000, avec le trait hybride de Carin. Les lecteurs risquent d’être déboussolés. C’est comme si Dargaud continuait à la fois les histoires de Blake et Mortimer après la Marque Jaune (comme c’est aujourd’hui le cas) et celles des années 70 (Les Trois Formules du Professeur Sato). Les séries historiques de Dargaud-Dupuis sont vraiment beaucoup mieux traitées (du point de vue de la cohérence) que celles de Jacques Martin par Casterman. Attendons de voir ce que donnera la reprise de Corto Maltese, pour le même éditeur. Mais là encore, je redoute le pire. Ce n’est pas du tout le même genre de bande dessinée.

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  • Il me semble que vous avez commis une petite erreur : Tif et Tondu n’étaient pas la propriété de Dupuis jusqu’à l’abandon de la série par Fernand Dineur, c’est Dineur qui a vendu les droits de la série à l’éditeur qui en a fait ce que bon lui a semblé.

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    • Répondu par Didier Pasamonik le 3 juin 2007 à  19:53 :

      Dans la grande majorité des cas (Superman, Spirou, Tif & Tondu, les Pieds Nickelés, Modeste & Pompon, etc., il y a eu un "deal" entre l’éditeur et l’auteur qui cédait l’usage de son personnage.

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      • Répondu par FRED le 27 mai 2011 à  17:12 :

        Quand on voit la survivance de certaine bd, TIF ET TONDU peuvent bien continué à vivre sous d’ autres scénaristes et dessinateurs. Les intégrales de cette bd ont un certain succés.
        Je le remarque dans les librairies, ils se vendent bien, comme d’ autres bd comme LUCKY LUKE ou RIC HOCHET, j’ en passe.

        Frédéric.

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  • Les énigmes de la survivance des héros de bande dessinée
    4 juin 2007 13:41, par Philippe Wurm

    Dans cette interrogation passionnante sur une oeuvre originale et ses suiveurs,il ne faut pas oublier l’apport de Roger Leloup, assistant de Jacques Martin, qui a contribué par la précision et l’élégance extrème de ses décors à donner une présence et une crédibilité formidable aux histoires Jacques Martin.
    Ceci n’enlève rien à la grandeur du Maître des Légions perdues (il n’aurait juste pas pû produire autant ), mais il est bon de rendre à Roger ce qui revient trop souvent à César.

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  • Ce n’est pas « L’Affaire Borg » mais « Le Mystère Borg ».

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    • Répondu par Didier Pasamonik le 4 juin 2007 à  23:42 :

      Exact ! Vous nous rassurez : nos articles sont lus jusqu’à la dernière ligne de la dernière légende ! Nous avons corrigé. Merci pour votre attention.

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  • Oh là, n’exagérons rien, si les dernières aventures des personnages de J Martin ne sont pas bonnes, une refonte des scénarios et des albums sera toujours possible.
    Relisez-donc les premières aventures de Tintin par Hergé avant la refonte faite par les Studios Hergé et vous verrez que c’était plutôt consternant.
    Pour ce qui est de Tintin, c’est uniquement par la volonté des ayants droit actuels (Fanny Rodwell) que de nouveaux albums ne sont plus produits mais nul n’est immortel.
    Tôt ou tard , les Rodwell vendront les droits d’auteur à une maison d’édition pour un petit pactole et celle-ci rentabilisera l’investissement.
    Enfin, c’est le public qui fait la notoriété d’un personnage de bd et non la critique.
    Rappelez-vous ce qui fut dit en son temps contre
    Tintin : oui monsieur Hergé, vous êtes dessinateur de BD, mais à côté de ça vous faites quel vrai métier ?
    Astérix : plein de locutions latines, il n’y aura jamais de deuxième album.
    Gaston Lagaffe : personnage sans intérêt, Franquin devrait plutôt s’intéresser à Spirou et Fantasio.
    Les Schtroumpfs : personnages secondaires, vivement que monsieur Peyo en revienne à Johan et Pirlouit.
    Etc…., Etc…Etc….
    Enfin faut-il vraiment que la BD européenne sa fasse boulotter tout son marché par les Manga et les Comics

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