Les éditions Casterman ont entrepris un vaste chantier : l’exploitation des œuvres de Jacques Martin. Relance d’Alix et de Lefranc avec de nouveaux titres tandis que les anciens sont réédités en fac-simile, réanimation des collections Jhen, Keos, Orion, lancement de la série Loïs, avec de nouvelles équipes de dessinateurs et de scénaristes, jeunes et inconnus pour la plupart, qui entreprennent de redonner à l’univers de Jacques Martin une visibilité et une productivité retrouvée.
Il y a cent ans, déjà…
La survivance à leurs créateurs des héros de bande dessinée est aussi ancienne que le genre : créés en 1897, les Katzenjammer Kids (Pim, Pam, Poum) en avaient montré un exemple au niveau industriel. Leur créateur, Rudolf Dirks, décida après avoir dessiné la série quinze ans durant de faire un « break », ce que lui refusa son éditeur William Randolf Hearst, en confiant arbitrairement la suite à un autre artiste : Harold H. Knerr. Dirks, soutenu par le concurrent et ennemi juré de Hearst, Joseph Pulitzer, entreprit un procès qui suspendit la parution de la série pendant un an et donna à Dirks l’autorisation de continuer la série sans pour autant en interdire la publication chez Hearst ! Les deux magnats de la presse s’entendirent finalement sur la co-existence de deux séries parallèles : The Captain And The Kids, par Dirks, chez Pulitzer, et The Katzenjammer Kids, repris par Knerr, chez Hearst. Il est probable que l’on doive à cet antécédent la primauté de l’éditeur sur l’auteur pour la détention du copyright sur les personnages, aux États-Unis. Les éditeurs, en tout cas, veillèrent à adapter leur contrat à cette circonstance. C’est ce qui a permis quelques années plus tard à l’éditeur de Superman, de ne reverser aux créateurs du personnage, Siegel et Shuster, que quelques miettes de la manne de dollars que rapporta le premier des super-héros.
En Europe, aussi
En France, où la tradition de la bande dessinée privilégie le créateur, dès son apparition en 1833 sous la forme d’albums signés par Rodolphe Töpffer, l’exemple américain fut suivi par des personnages comme Les Pieds Nickelés (créés par Louis Forton en 1908), Spirou (1938), Tif & Tondu (1938), Pif (1945) ou Modeste & Pompon (1955), qui restèrent la propriété de leurs éditeurs. Mais le plus souvent, des auteurs comme Benjamin Rabier ou Alain Saint-Ogan gardèrent la main sur leurs personnages, tandis que d’autres artistes s’employèrent eux-mêmes à bâtir, sur le modèle de Walt Disney, de vastes entreprises commerciales comme le firent Osamu Tezuka au Japon ou, plus près de nous en Flandre et en Hollande, Willy Vandersteen avec ses personnages de Suske & Wiske (Bob & Bobette) et Bessy, dont la production ininterrompue depuis plus de cinquante ans se compte encore aujourd’hui en millions d’exemplaires vendus chaque année.
Une nouvelle ère
Mais il est clair que la disparition des ténors de l’école franco-belge dans les années 1980-2000 (Hergé, Franquin, Jacobs, Peyo, Morris et récemment Roba) a posé très crument la question de savoir si l’on avait le droit de laisser un tel « capital » de notoriété et de ventes potentielles se consumer dans la stérilité. On sait que Hergé a tranché : il n’y aura jamais de nouveau Tintin. Jusqu’à présent, c’est aussi la position d’Uderzo, mais il n’est pas le seul à en décider : l’ayant droit de René Goscinny, le moment venu, aura son mot à dire [1]. Pour les autres, la tendance semble tout doucement rejoindre la voie anglo-saxonne initiée par ces éditeurs de comics qui ont donné des centaines de successeurs aux créateurs de leurs séries les plus notoires. Cette transition a pour effet de perpétuer le succès au-delà de la disparition de l’artiste et d’assurer de confortables revenus à ses héritiers. Mais ceux-ci, pour anticiper une dilution des droits sur parfois plusieurs dizaines d’héritiers au-delà de deux générations, ont tendance à céder leur univers à un éditeur qui en assure seul la destinée.
Des réussites et des échecs
Le cas de Jacobs et la relance par Dargaud [2] de la série Blake & Mortimer est un exemple réussi de reconversion, aussi bien qualitativement que quantitativement. Des grands noms de la bande dessinée comme Jean Van Hamme, Ted Benoît ou André Juillard se sont attachés à redonner vie à nos flegmatiques britanniques. Dans le cas de Spirou aussi, Tome & Janry avaient porté la série à des sommets de vente jamais atteints par ses créateurs les plus fameux comme Franquin, notamment en créant la série parallèle Le petit Spirou. Le cas de Lucky Luke, après la disparition de Morris, est une réussite commercialement remarquable (plus de 600.000 exemplaires à la nouveauté), essentiellement en raison de la notoriété du scénariste, le fantaisiste Laurent Gerra et ce, en dépit d’une collaboration scénaristique jusqu’à présent peu convaincante. Dans le cas de Boule & Bill, la reprise du dessin de Roba par Laurent Verron est un des rares cas d’un respect total, de l’esprit et de la lettre du créateur original. Dans certains cas, les ayant droits ont cédé purement et simplement les droits à leur éditeur ; dans d’autres, les propriétaires ont un « droit de suite » mais ne sont plus les maîtres d’œuvre de l’exploitation de leur héritage. Cette caractéristique favorise corollairement l’exploitation de l’œuvre au cinéma, et ce n’est pas un hasard si les exploitations cinématographiques de Lucky Luke ou de Blake et Mortimer se montrent si actives ces temps-ci : le « droit moral », caractéristique européenne, a le défaut d’effrayer les producteurs, surtout hollywoodiens.
Le cas Martin
Contrôlée par Jacques Martin et son entourage proche (nous aurons l’occasion d’y revenir), la reprise de l’oeuvre de Jacques Martin laisse l’observateur d’autant plus dubitatif que jusqu’à présent, la plupart de ses successeurs ont rarement eu l’occasion de rivaliser avec leur modèle. A l’exception de Bob de Moor ou de Gilles Chaillet, qui portaient eux aussi leur lot de faiblesses et de raideur, aucune des reprises des séries-phare de l’univers de Martin n’a emporté l’adhésion des spécialistes même si, apparemment, un public fidèle et semble-t-il peu regardant, achète encore ces productions en quantité suffisante.
A quoi est-ce dû ? Peut-être à un corpus d’origine plus laborieux que celui de Jacobs ou de Roba. Là où chez Hergé ou Jacobs s’est élaboré un art du dépouillement et de la synthèse, la surdétermination documentaire de l’univers martinien, incontestablement plus vériste que ses prédécesseurs, alourdit considérablement le travail du dessinateur.
De la même façon, le propos historique, s’il est un excellent tuteur de l’intrigue, est rarement l’occasion d’une création libre où l’imagination s’ébroue sans retenue. Ces contraintes s’ajoutent à l’hypothèse du prestige moindre de Jacques Martin, comparé aux fondateurs de l’école de Bruxelles, ainsi qu’à ses ventes moins « juteuses » que celles de ses concurrents. Résultat : ces nouvelles exploitations attirent moins les talents que les aventures du savant écossais et de son comparse à la fine moustache blonde, avec au final un dessin moins bien assuré que celui de ses compétiteurs et des scénarios sentant un peu le travail débutant. Même dans la dernière tentative de Francis Carin et de Patrick Weber, lesquels n’ont pourtant pas démérité, on se trouve devant une production de qualité très moyenne.
Un investissement
Qu’est-ce qui motive Casterman, dès lors ? Martin, dans leur périmètre, est la seule création dont ils ont la possibilité de devenir un jour « propriétaires ». Cette perspective leur apparaît donc comme un investissement. La maison tournaisienne peut s’accommoder de quelques ratés au démarrage qui se corrigeront sans doute avec le temps. La question est de savoir si les lecteurs se donneront la peine d’attendre…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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