Les éditeurs sont malins : alors que les séries classiques franco-belges commençaient à disparaître des rayonnages des librairies, en raison de leur nombre, pris en tenaille entre les mangas et leurs grandes unités de lecture (des histoires comportant des milliers de pages) et une multiplication exponentielle de nouveautés, ils ont inventé les intégrales, une refonte de leur catalogue adaptée aux réalités actuelles de la librairie.
Rien n’est plus opportun que ces objets qui atteignent un haut degré de sophistication ces dernières années, pour plusieurs raisons :
1/ La « fonction cadeau » est une composante cruciale de l’usage de la bande dessinée en France. Il y a quelques années, une étude commandée par Jean-Marc Thévenet pour le Festival d’Angoulême faisait ressortir que deux BD sur trois étaient destinées à une personne différente de l’acheteur : elles étaient donc offertes, ce que corrobore le fait que près de 40% du chiffre d’affaire se fait entre septembre et décembre, avec un pic substantiel au moment des fêtes.
Il ne fait aucun doute que les BD « de métier » à la Bamboo ou la « BD de la quarantaine » chez Vents d’Ouest sont des livres qui s’offrent. Cela vaut aussi pour les ouvrages que l’on destine aux « vrais » amateurs de BD que l’on choisira, c’est selon, dans certaines intégrales de Dupuis (Tilleux, Jijé...), les titres de L’Association, de Denoël Graphic, de Futuropolis, ou de Cornélius.
Un exemple de cadeau imposant sont les grands formats de L’Intégrale Gaston publiée chez Marsu-Productions. Pour cette rentrée, c’est l’année 1970 qui est à l’honneur. L’album reproduit au format original des planches, soit environ 30x40 cm –vous imaginez la bête !- et souvent en fac-similé, le magnifique travail de Franquin.
Inutile de dire que c’est éblouissant, à couper le souffle. Tout l’art d’un créateur s’y déploie : le challenge permanent (le dessin de la dinde de la planche 647 face au chat-dingue pris de panique est un des chefs d’œuvre absolu du 9e art), la recherche de l’ambiance inédite (la lumière sublime de ses paysages de pluie), la lisibilité dans le fouillis (les scènes de foule, notamment), tout cela est inégalé. Voici un livre que l’on regarde avant de le lire, le gag venant en plus, comme une cerise sur le gâteau.
La publication des bandes dessinées au format original de la création n’est pas nouvelle. La première du genre était La Marque jaune publiée aux éditions belges Phigi (1977) qui appartenaient au beau-fils de Raymond Leblanc, le créateur du Lombard. L’éditeur hollandais Paul Rijperman avait emboîté le pas sous le label Blue Circle, en couleurs cette fois. Mais il y a une différence dans cette édition-ci et celles-là : en supplément de l’album, c’est toute l’iconographie de Gaston publiée dans l’année de référence qui est reproduite : couvertures du journal, animations, culs de lampe… C’est cher, d’accord (119 euros), mais c’est un « Musée Franquin » qui rejoint votre bibliothèque.
2/ L’un des vecteurs majeurs de ces intégrales est l’effet « Madeleine de Proust ». On y retrouve les héros de notre enfance parfois mieux imprimés que l’original et c’est quelquefois l’objet d’une redécouverte car la mémoire est souvent embuée par les sentiments.
L’exemple type sont les intégrales de Dupuis dont nous vous parlons souvent. Dans le quatrième volume de l’intégrale Buck Danny qui regroupe les épisodes mythiques Avions sans pilote, Ciel de Corée, Un Avion n’est pas rentré et Patrouille à l’aube, nous entrons dans la réalité de la Guerre Froide, dans des récits qui prolongeaient l’héroïsme de la Seconde Guerre mondiale.
Mais cette réalité est édulcorée par… la censure française qui interdit l’importation de Ciel de Corée, pour des raisons politiques : la France était impliquée dans la guerre mais cela ne devait pas ce savoir ! Charlier et Hubinon voulaient faire un album sur la Guerre d’Indochine. « Certainement pas ! » leur intima la Commission de la Loi de 1949 pour la protection de la jeunesse. L’album ne se fera pas.
Nous sommes bluffés par le travail historique et de contextualisation fait par Patrick Gaumer en introduction de cet ouvrage. Il reproduit par exemple une page du « bréviaire » mis au point par la censure destiné aux éditeurs et aux créateurs de bande dessinée de l’époque et dont le caractère intrusif étonne aujourd’hui, par exemple : « Ne pas limiter l’action à la lutte entre deux groupes opposés : héros et coquins. Une place doit être faite à la poursuite d’un labeur, à la poursuite d’un idéal, à la lutte contre les éléments, au travail. » Impressionnant.
3/ La redécouverte est le troisième vecteur de l’intérêt de ces intégrales, et notamment d’œuvres offertes dans une nouvelle unité de lecture. Glénat, comme Casterman, mais aussi Dargaud (pour Le Chat du Rabbin, par exemple), sont coutumiers d’une remise au format du Roman Graphique qui favorise parfois les reventes à l’étranger.
Bien qu’il soit paru dès l’origine en un seul tenant, ce magnifique D’Artagnan, journal d’un cadet de Nicolas Juncker, chez Treize étrange, fait partie de ces redécouvertes. Si vous ne connaissiez pas Juncker, voici l’occasion de le découvrir. Non seulement son adaptation des Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, originale mais fidèle, est exemplaire, mais il marque véritablement l’œuvre de son empreinte, dans un récit haletant, sans temps mort et d’une grande intelligence narrative et graphique. Sans cette intégrale, cette série qui avait débuté en 2008 était vouée à l’oubli. Merci à l’éditeur.
Autre intégrale offrant une redécouverte, celle du Sang des Porphyre de Parnotte & Balac dans un volume en noir et blanc regroupant les quatre premiers épisodes de la série (Cycle 1, Le Cycle des roches sculptés, Ed. Dargaud) où Balac retrouve le souffle épique qu’il avait impulsé dans Sambre. C’est la Bretagne et son atmosphère propice au fantastique, magnifiquement rendue par Joël Parnotte qui sert de toile de fond à cette saga où la malédiction se transmet de génération en génération, telle un trésor…
Grâce à cette impulsion nouvelle, la bande dessinée classique délaisse quelque peu la peau du « 48 cc » abhorré par les créateurs des années 1990 pour revenir dans celle du Graphic Novel. Loin de dépérir, elle renaît et conquiert de nouveaux lecteurs, faisant mentir certains commentateurs d’une « autre bande dessinée » qui annonçaient péremptoirement sa mort prochaine.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Commander « D’Artagnan, Journal d’un Cadet par Nicolas Juncker – Treize étrange » sur Amazon ou à la FNAC
Commander « Le Sang des Porphyres, Cycle 1, Le Cycle des roches sculptés de Parnotte et Balac – Dargaud » sur Amazon ou à la FNAC
Commander « L’intégrale Gaston – 1970 par Franquin chez Marsu-Productions » sur Amazon ou à la FNAC
Commander « L’Intégrale Buck Danny Tome 4 par Hubinon & Charlier – Ed. Dupuis » sur Amazon ou à la FNAC
Participez à la discussion