En juillet dernier, nous dressions le bilan impressionnant des albums uchroniques traitant de la Seconde Guerre mondiale, réalisés par Maza en quelques années. Si le dessinateur bosnien fait donc figure de référence en ce domaine, le scénariste Jean-Pierre Pécau avec qui il est associé dans Jour J et USA über alles en est un autre, et il le prouve en publiant presque simultanément deux ouvrages sur cette période troublée de notre Histoire.
Jour J : fascisme à la française
En 2013, le tandem de scénaristes-chocs Pécau-Duval (assisté de Fred Blanchard publie Jour J T14, dessiné par Maza et intitulé Oméga. Ce one-shot de 62 pages revisite la Seconde Guerre mondiale en développant l’hypothèse suivante : la manifestation antiparlementaire parisienne du 6 février 1934 devant la Chambre des députés par des factions d’extrême droite qui protestaient contre le limogeage du préfet de police Jean Chiappe à la suite de l’affaire Stavisky a conduit à un coup d’état. La France cesse d’être une république. Après avoir attaqué et vaincu l’Allemagne d’Hitler dont les velléités ne lui plaisaient guère, elle n’a plus qu’un seul adversaire, la seule démocratie encore existante en Europe : la Grande-Bretagne ! L’Europe est au bord du gouffre et la disparition du capitaine Antoine de Saint-Exupéry au-dessus de la Manche est l’étincelle qui met le feu aux poudres.
Alors que les avions de Maza se distinguent par leur précision, ses scénaristes commettent cependant quelques erreurs techniques qui, heureusement, échappent aux néophytes. Néanmoins, en racontant une histoire inventée de l’aviation mêlée à un complot de la Résistance dans une France qui n’a pas pu résister aux démons fascistes (et antisémites) où l’on reconnaît notamment Kiki de Montparnasse, Simone de Beauvoir, Laval,... les auteurs ont réussi un coup d’éclat dans le genre uchronique comme on n’en avait pas connu depuis Le Secret de l’Espadon, probable modèle de ce revival.
Avaient-ils d’emblée prévu de prolonger leur coup d’éclat ? Sans doute, car même si chaque opus peut se lire séparément, le tome 18 de Jour J avance dans cette relecture de la Seconde Guerre mondiale où les autorités françaises jouent un rôle de plus en plus sombre. Opération Charlemagne campe le décor : Anglais et Français sont en guerre, tandis que les USA et les Russes ne prennent pas encore position, mais cela ne saurait tarder...
Dans cette ambiance extrêmement tonique, les deux scénaristes livrent un récit de résistance somme toute classique : l’aviateur blessé est hébergé par une châtelaine qui ne résiste pas longtemps à ses charmes... Heureusement, le méli-mélo des espions et des gestapistes à la française accélère le tempo, ce qui permet un final au suspense bien huilé, avec une Simone de Beauvoir qui tient un rôle aussi peu reluisant que passionnant. On profite également d’une très belle caractérisation des aviateurs qui doivent parfois prendre des décisions lourdes de conséquences.
On attendait la conclusion de ce triptyque avec une impatience toute relative. Les deux premiers tomes étaient passionnants par leur approche, mais dotés d’intrigues classiques voire réchauffées. Le tome 21 intitulé Le Crépuscule des damnés vient pourtant bouleverser la donne !
Le récit reprend en 1943, alors que les derniers prototypes d’avions à réaction mis au point en France ne parviennent pas à s’opposer à l’armada aérienne anglo-américaine, notre aviateur des tomes précédents profite de la pagaille générale pour traquer le commissaire Lafont, responsable de précédents méfaits. La France d’Oméga vit ses derniers soubresauts, et c’est le début de la grande débandade. Dans ce sauve-qui-peut national, Simone de Beauvoir prend la route de l’exil en espérant passer la frontière pour trouver un abri dans l’Espagne de Franco, et y retrouve un certain Louis-Ferdinand Destouches…
Sous couvert d’un récit de fiction, les scénaristes jouent la carte habile d’imposer un recul nécessaire au lecteur : si c’était la France qui avait accouché d’un régime fasciste qui avait envahi l’Europe et secoué le monde ? Quel serait notre état d’esprit ? Derrière une chasse à l’homme (obstinée lutte franco-française entre le bien et le mal), Le Crépuscule des damnés ne se refuse aucun sujets, jusqu’à évoquer des camps de concentration où sont réunis les opposants du régime forcer d’évoluer sous le portail d’accueil au slogan français de « Travail – Famille – Patrie ».
Cette sombre évocation s’accompagne de massacres qui rappellent ceux de Tulle et d’Oradour, sauf que ce sont cette fois les Français eux-mêmes qui en sont responsables. Quant aux personnages historiques : Laval, Sartre, De Gaulle, Camus et les autres, ils vont et viennent dans l’attitude politique qu’on leur connait, ou non, en fonction des événements qui les ont poussés à prendre l’une ou l’autre décision. Chaque page propose une nouvelle découverte, de nouvelles interprétations : passionnant !
Les récits uchroniques qui fleurissent actuellement réveillent une vieille opposition : beaucoup voient dans ces récits une nouvelle glorification du régime nazi, clamant qu’une croix gammée sur une couverture apporte plus de chances d’augmenter ses ventes. Néanmoins, Le Crépuscule des damnés propose une réflexion plus subtile, en mêlant la conclusion de cette trilogie à la fin authentique de la Seconde Guerre mondiale. Derrière cet aviateur français, la véritable héroïne de la trilogie demeure cette fausse Simone de Beauvoir, qui s’est embrigadée malgré elle dans le fascisme. La prise de conscience au crépuscule du régime ne la sauve pas de ses conséquences, mais les retrouvailles avec Céline sur les routes de France proposent au lecteur de saisir la véritable force de l’uchronie : comprendre que nous sommes autant dirigés par notre libre-arbitre que par les événements qui nous accompagnent. De quoi saisir avec effroi que des prises de décision radicales sont parfois aussi dangereuses que les actes qui les ont provoquées.
Et si la France avait continué la guerre ?
En ayant entamé USA über alles avec le même Maza, on pouvait croire que Jean-Pierre Pécau serait rassasié des uchronies traitant de la Seconde Guerre mondiale. Il n’en est rien ! Ce dernier vient en effet de publier chez Soleil le premier tome de l’adaptation des deux ouvrages collectifs : Et si la France avant continué la guerre…. Ils sont basés sur le site www.1940lafrancecontinue.org.
Ces deux livres (un troisième est en préparation) proposent une alternative aux journées tragiques de juin à décembre 1940. Selon l’éditeur Tallandier, le contraste entre le possible et le réel n’a qu’un seul but : « Montrer que la décision de demander un armistice n’était en rien inéluctable. Nullement imposée par une quelconque rationalité militaire ou technique, celle-ci ne prend sens que dans le défaitisme qui a saisi une partie des élites françaises. Voici le récit d’une histoire qui n’a pas été, mais qui aurait pu être. »
Jean-Pierre Pécau a choisi d’adapter ce récit en une trilogie dont le premier opus vient de paraître, et dont le second est prévu début 2016. Il personnifie son récit grâce à deux aviateurs français et une jeune femme qui possède le plus beau biplan de l’époque… car il est rose ! Pris dans la tourmente de l’invasion allemande, nos trois amis pilotes vont accompagner la retraite de l’armée à travers la France, et surtout participer à une réunion lors de laquelle le gouvernement français doit décider de capituler... ou non !
Pour ceux qui l’ont lu, ce récit uchronique fait le lien entre deux ouvrages qui viennent de paraître : le tonique Comment faire fortune en juin 1940 et Juger Pétain. En effet, l’aspect romancé vient soutenir la vérité historique jusqu’à ce que quelques petits éléments influent directement sur le cours de l’Histoire : De Gaulle est écouté, Pétain est arrêté ! Une fois de plus, il n’est pas question de réécrire l’Histoire, mais au contraire de saisir le contexte historique et de comprendre ce qui a motivé une décision aussi importante, et les conséquences qui auraient pu en découler.
Au contraire du Crépuscule des damnés, l’intrigue commence doucement, sans doute pour bien placer ses personnages. On peut néanmoins se demander pourquoi Pécau a ménagé une si longue séquence de combat d’aviation : difficulté de placer la césure en fin de premier tome ou volonté de capter le lectorat fana d’aviation ? C’est en tout cas l’occasion pour le dessinateur serbe Jovan Ukropina de démontrer son talent dans sa description des monuments de Paris. Les deux auteurs se connaissent d’ailleurs bien car ils avaient déjà réalisé l’étonnant Là où vivent les morts chez feu 12bis. Sans parvenir à égaler la force de l’encrage de Maza, Ukropina maintient la tension tout au long du récit, et les quelques postures peu anatomiques ne parviendront pas à détourner l’intérêt du lecteur.
La dernière séquence de ce premier tome est particulièrement efficace : après avoir mis en scène les héros, et la ma mutation des événements historiques initiaux, les deux auteurs propulsent leurs personnages au cœur du combat. Celui prend une dimension d’une grande rudesse quand les révolutionnaires espagnols tombent sur un convoi de prisonniers allemands. En ramenant l’uchronie à une dimension humaine et en présentant des situations qui imposent des décisions implacables, Pécau réussit à passionner le lecteur tout en l’entraînant dans de nouveaux chemins de réflexion. Certainement l’un des meilleurs scénaristes du genre !
(par Charles-Louis Detournay)
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