La première journée de la scène BD Manga de Livre Paris s’était ouverte sur un duel. Il était question "du 9e art et des autres arts", un débat animé par Louis Girard. En scène, Julie Birmant, biographe de Picasso (Pablo, avec Clément Oubrerie, 4 vol. chez Dargaud) et d’Isadora Duncan (Il était une fois dans l’Est, avec le même, chez Dargaud), Herr Seele, le vibrionnant dessinateur flamand, auteur de L’Art actuel (Frémok) et le timide Jérémie Royer qui publiait son premier album, une biographie du naturaliste et illustrateur Audubon, Sur les ailes du monde (sc. de Fabien Grolleau, chez Dargaud) et pour qui ce genre d’exercice était un baptême du feu.
Avant même la rencontre, Julie Birmant redoutait que de débat, il n’y aurait pas : "Il est fou !" disait-elle de Herr Seele sans même avoir encore conversé avec lui. Elle avait lu ses interviews, notamment sur ActuaBD. Et de fait, le Flamand est un homme de spectacle : avec son ami Kamagurka, il avait fait pendant des années pour la TV des petits programmes loufoques qui lui ont valu en Flandre une notoriété proche de celle des Nuls. Mais c’est aussi un érudit de l’art, parlant un français quasiment parfait. Il faut bien le dire : il prit assez rapidement le pouvoir.
"L’histoire de l’art se résume simplement, dit-il, entre classicisme et expressionnisme. Picasso pratiquait les deux. Ses grandes compositions, Les Demoiselles d’Avignon, Guernica, etc. ne sont pas intéressantes. Il ne dépasse pas en invention les grandes compositions classiques. Mais ses petits formats, notamment ses collages, sont intéressants. Ils font penser à de la bande dessinée."
Ce genre de formule à l’emporte-pièce laissa Birmant circonspecte. Elle tenta bien d’étayer le débat, expliquant son point de vue, celui d’une héroïne qui servait de modèle au peintre, elle n’échappa pas à un échange à fleuret moucheté avec le "dandy punk ostendais", jusqu’à ce que Herr Seele assène cet uppercut : "Braque, c’est nul, sans intérêt." La brillante scénariste parisienne n’avait plus qu’à lever les yeux au ciel de dépit. Quant à Jérémie Royer et au modérateur Louis Girard, ils comptaient benoîtement les points sous les rires de l’assistance.
Rêver le monde
On vous a parlé des débats suivants sur le politiquement correct et sur l’éveil de conscience que pouvait constituer le dessin. Celui intitulé "Le Monde après Fukushima" ne fut pas moins engagé. En présence l’éditeur Dominique Véret, éditeur, pionnier du manga en France et grand connaisseur des cultures asiatiques, qui publie Colère nucléaire de Takashi Imashiro (Akata), le scénariste de BD français Jean-David Morvan qui s’est rendu sur les lieux de la catastrophe, le scénariste japonais Eiji Otsuka, l’éditrice Christel Hoolans qui publie chez Kana : Au cœur de Fukushima par Kazuto Tatsuta, et la dessinatrice chinoise Daishu Ma, auteure de Feuille chez Presque Lune.
Christel Hoolans raconta l’effet de sidération dans lequel l’événement mis certains auteurs dans un état d’impuissance, comme Taniguchi qui n’arrivait plus à travailler. Jean-David Morvan était présent lors du tsunami fatal : "On avait les informations correctes en temps réel par l’ambassade et on se rendait compte que le gouvernement cachait la situation à ses citoyens" témoigna-t-il. Il est allé ensuite sur le plus près possible des lieux de la catastrophe, rencontrant des gens laissés à leur sort, sans aucune visibilité sur leur avenir. La dessinatrice chinoise Daishu Ma était à plus d’un millier de kilomètres de la catastrophe, à Shanghaï, mais elle réalisa que dans son pays, la Chine, ceci pouvait arriver aussi. Ce fut le déclenchement de son album.
Dominique Véret expliqua que cette histoire nous faisait accéder, nous tous, Asiatiques et Occidentaux, à un nouveau niveau de conscience qui devrait nous faire sortir du schéma mortifère de l’individualisme à outrance impulsé par le capitalisme. Le Japonais Eiji Otsuka s’énerva quelque peu :"Pourquoi cette stigmatisation : "après Fukushima" ? On peut aussi bien dire "après Tchernobyl" ou "après Hiroshima et Nagazaki"... C’est le problème de la Bombe H répondit Morvan, on n’a jamais vraiment vidé la question des conséquences. "Il faut éviter de parler trop vite de ces tragédies, répliqua Otsuka, car cela revient à enlever la parole aux victimes." En bonze publiant, Dominique Véret invita l’assistance, pour sortir de l’évocation de toutes ces horreurs mais aussi pour sortir l’humanité par le haut, à "rêver le monde..." "C’est le rôle des artistes !" ajoutait-il aussitôt.
Le talent avant tout
Le débat sur "Bande Dessinée, amie ou ennemie de la littérature ?" a surtout montré que ce qui compte avant tout, c’est le talent narratif. La rencontre entre Martin Winckler et Craig Thompson a mis en évidence que le cheminement créatif était fait de choses composites, liées à ses lectures, de livres ou de comics, à ses obsessions depuis l’enfance, mais aussi à des programmes TV, Craig Thompson ayant pris le risque avec son dernier ouvrage, Space Boulettes (Casterman), d’un style plus proche du dessin animé. L’écrivain français parla notamment de son attachement à la bande dessinée, lui qui rend hommage aux comics dans son dernier ouvrage, Abraham & Fils (P.O.L. éditeur).
Le débat concernant la question de savoir s’il fallait respecter les icônes de la bande dessinée avec des repreneurs plus ou moins respectueux comme Jul (Lucky Luke), François Boucq (SuperDupont), Marc Jailloux (Alix), Luc Brunschwig (Bob Morane) et le dynamiteur Romain Dutreix (Impostures, chez Fluide Glacial), de même que la rencontre entre l’expert de Disney Sébastien Durand, la rédactrice en chef du Journal de Mickey, Edith Rieubon, Cosey et Keramidas, aujourd’hui dessinateurs officiels de Mickey (Cosey raconte même comment Minnie a rencontré Mickey) chez Glénat, ont conclu que, finalement, on peut faire ce qu’on veut du moment que le talent est au rendez-vous et que les lecteurs se reconnaissaient dans l’univers qui leur est proposé.
On ne pourra résumer ici les 27 événements de la scène BD Manga qui a eu presque tout le temps de l’affluence, y compris sur des sujets pointus comme la BD congolaise, la BD coréenne, sur le financement participatif ou encore sur les spéculations sur la BD dans les salles de vente ; mais le fait est que, pour la première fois cette année, la BD a eu une présence accrue sur le premier salon du livre de France. Une expérience qui devrait se poursuivre l’année prochaine.
Le communiqué de fin de salon conclut sur une baisse de fréquentation de 15%, comme la plupart des événements culturels depuis les attentats de janvier et de novembre 2015 : Angoulême, le Salon de l’agriculture, etc. Cela ne doit pas nous empêcher de rêver.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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