Au départ, c’est une bonne idée. Dans la surproduction ambiante de la chose imprimée, un bon nombre de titres encore sous contrat ne sont plus disponibles pour le public sous leur forme imprimée.
Il y a les bibliothèques nous direz-vous. Certes, mais à part la BnF, aucune bibliothèque n’a l’intégralité des publications disponibles. Un bon nombre des ouvrages de Glénat parus dans les années 1980 ou encore les premières publications de L’Association ne sont plus accessibles, ne fut-ce qu’à des chercheurs qui voudraient travailler sur ce corpus. Sur les 5000 bandes dessinées publiées chaque année, combien seront encore commercialisées dans les années qui viennent ?
La loi n° 2012-287, promulguée le 1er mars 2012, met en place les conditions juridiques relatives à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle et rend ainsi possible la numérisation de ces livres en évitant le réexamen de chaque contrat d’édition au cas par cas.
"Une première liste de 60 000 livres indisponibles qui, sauf opposition des titulaires de droits qui ont, c’est très important, la possibilité de se manifester, entreront dans six mois en gestion collective, a été rendue publique par la Bibliothèque nationale de France le 21 mars sur le site relire.bnf.fr" annonçait Aurélie Filippetti lundi dernier. Près de 500 000 ouvrages publiés entre 1901 et 2000 seront ainsi numérisés. Ils sont ensuite gérés par un organisme, la SOFIA, qui collectera les sommes à provenir de l’exploitation de ces titres, à charge pour lui d’en répartir les revenus aux auteurs.
Des ouvrages publiés par Casterman, Dargaud, Glénat, Dupuis, des auteurs comme Régis Franc, Ramaoïli, Liliane & fred Funcken, Wolinski, Yves Chaland, Marcel Remacle, François Schuiten, Benoît Peeters..., des monographies sur Hergé ou Blueberry, l’Objectif Pub d’Alain Lachartre, etc. figurent dans ce catalogue dont on se demande parfois quels sont les critères choisis pour la numérisation.
Les auteurs et ayant-droit ont la faculté de s’opposer à cette exploitation en remplissant un formulaire directement sur le site dans les 6 mois de la publication de la liste qui s’additionne de nouveaux titres tous les six mois. Les mêmes ont la faculté, s’ils le veulent, de proposer des titres à la numérisation.
"Cette initiative permettra de faire converger le droit d’auteur vers la demande de nos concitoyens pour un accès généralisé aux œuvres. Elle favorisera l’essor du livre numérique, filière économique en devenir dans notre pays, en contribuant à un fort accroissement de l’offre légale. Enfin, elle donnera à nouveau l’accès du public à ce patrimoine de plus de 235 000 titres dans un avenir proche" dit la ministre.
Protestation des auteurs
La réaction des auteurs ne s’est pas faite attendre. Alors qu’apparemment, cette mesure a été mise en place en concertation avec les associations d’auteurs, le SNAC-BD rue dans les brancards : "Nous avions soulevé plusieurs points qui nous paraissent contestables dans le principe même de la Loi", écrivent-ils dans un communiqué publié hier.
Premier point visé : la procédure d’opt-out qui oblige l’auteur à exprimer son opposition à cette gestion collective, faute de quoi elle lui serait opposée automatiquement :
"Cette Loi a été conçue comme une exception à la conception du Droit d’Auteur français et est en contradiction avec le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), écrit le SNAC-BD. En adoptant une procédure d’opt-out qui exonère le gestionnaire des droits de demander son avis à l’auteur pour exploiter son œuvre, celui-ci n’ayant pour recours que d’effectuer une veille afin de faire valoir ses droits s’il s’y oppose, c’est toute la conception du Droit d’auteur qu’on inverse. Sans compter que dans les formalités d’opposition, il incombe à l’auteur d’apporter la preuve qu’il est bien le propriétaire de son œuvre. Ce qui, là encore, entre en contradiction avec le CPI (l’article L111-1 dit que l’auteur d’une œuvre de l’esprit, par le fait de sa création, en est le propriétaire).
Une recherche systématique des ayant-droits par les sociétés de gestion paritaire avait été annoncée, mais il semble qu’elle ait été pour l’instant insuffisante."
On ajoutera qu’il est étonnant de voir des auteurs (comme les époux Funcken ou Marcel Remacle) et des éditeurs belges figurer dans cette liste, ce qui revient pour la BnF et la SOFIA a faire une OPA culturelle sur tout le domaine de l’édition francophone !
L’autre point d’achoppement, c’est que la loi lie l’auteur à son éditeur, alors même qu’il n’exploite plus l’œuvre, qu’il est donc démissionnaire de sa mission, ce qui normalement rend le contrat caduque :
"... alors que la Loi sur les œuvres indisponibles part du constat de l’inexploitation de l’œuvre par l’éditeur, elle le conserve à l’intérieur du système en tant qu’ayant droit et cessionnaire prioritaire des droits numériques. Se pose la question de la légitimité d’un dispositif qui renforce les droits d’un éditeur qui n’assurait plus son obligation d’exploitation permanente de l’œuvre. Cette logique a d’ailleurs conduit à imposer une gestion paritaire : éditeurs-auteurs (la SOFIA a été retenue à ce titre) là où une société d’Auteurs eut été beaucoup moins contestable."
La mesure soulève donc un tollé et, même si les auteurs de BD sont peu présents dans cette première liste, nous enregistrons déjà une opposition farouche de l’un d’eux : Benoit Peeters.
Sur le site Mediapart, il reproche à l’État de copier une procédure d’Opt-out que Google avait en son temps essayé d’imposer, et qui avait été dénoncée comme arbitraire par la BnF elle-même, "pour marquer que l’on n’est pas d’accord de se faire spolier de ce qui nous appartient. " Il parle même de "cambriolage" : "Si vous n’êtes pas d’accord, on vous rendra ce qu’on vous a piqué", ironise-t-il, considérant que toute cette opération n’est ni plus ni moins qu’ "un couac des sociétés d’auteurs" qui n’auraient pas consulté leur base.
Décidément, rien n’est plus jamais simple en ce bas monde.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Dessin de Maester illustrant le communiqué du SNAC-BD (extrait). (c) Maester.
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