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Loisel & Tripp (Magasin général) (2/2) : « Parfois, les personnages se mettent eux-mêmes à faire des choses imprévues mais sympathiques »

Par Charles-Louis Detournay le 25 janvier 2011                      Lien  
Seconde partie de la rencontre avec ces deux auteurs qui ont constitué une troisième entité créatrice. Ils évoquent tout de même leurs différences (rigueur historique s'opposant à la volonté de se laisser "impressionner" par les objets), mais aussi leur grande complicité.

Comment le Québec, votre région d’accueil, a-t-elle considéré cette série ?

Loisel & Tripp (Magasin général) (2/2) : « Parfois, les personnages se mettent eux-mêmes à faire des choses imprévues mais sympathiques »
Tripp : Les Québécois ont un rapport complexe aux Français. Ce sont leur origine, et en même temps, nous les avons quelques peu abandonnés. En réalité, ils nous regardent comme nous voyons les Américains : assez arrogants et dominateurs avec la légitimité du nombre. Il ne fallait donc surtout pas avoir l’air de leur donner des leçons sur eux-mêmes.

Loisel : Bien que vivants au Québec tous deux depuis 9 et 7 ans, nous devions donc rester très prudents dans notre façon de parler d’eux.

Tripp : Juste avant que nous ne débutions Magasin général, un livre de Fred Vargas, Sous les vents de Neptune, est sorti au Québec alors qu’une partie du roman s’y déroule. Le souci, c’est qu’elle s’est « enfargée » dans les plis du tapis, comme on dit là-bas, car elle n’a pas réalisé un vrai travail sur la langue. Ses personnages parlaient donc de manière irréelle, dans un langage qui n’existe pas. Pendant un mois et demi, tous les médias locaux se sont moqués d’elle, avec un vrai acharnement. Comme cela est arrivé alors que nous travaillions sur le lancement de la série, on s’est adjoint la connaissance d’un expert, l’auteur de BD Jimmy Beaulieu, afin de ne pas commettre la même erreur.

Avez-vous également cherché un conseiller historique ?

Tripp : Oui, nous avons eu la même démarche concernant la documentation historique. Nous avons eu la chance de pouvoir travailler avec un historien Québécois , Michel Laurent, conservateur du musée de la civilisation. Il a été un vrai garde-fou en nous évitant de tomber dans de gros pièges.

Loisel : Éviter des erreurs, oui, mais nous avons surtout été lui poser des questions précises, afin de savoir si, à cette époque, il pouvait se passer ceci ou cela. Parfois, cela allait très bien, mais d’autres fois, nous avions imaginé quelque chose qui ne pouvait pas se dérouler. Nous avons donc été obligés de recentrer notre séquence, voire de la modifier, ce qui apporte un certain cachet. Par exemple, dans le tome 3, on fête l’anniversaire de Gaëtan, mais pas question de chanter Bon anniversaire comme on le prévoyait, car la chanson n’est arrivée que dans les années 1930. Cela nous a donc permis de faire une scène assez rigolote, avec la bascule. Et entre nous, ça m’a bien emmerdé car j’avais déjà dessiné la séquence…(rires)

Tripp : Et j’ai dû un peu le forcer pour le convaincre de revenir à de meilleurs sentiments !

Quand on regarde le crayonné de la voiture conduite par Marie, on se rend compte que vous n’êtes pas toujours aussi pointilleux ?

Loisel : Graphiquement, je travaille toujours sur l’impression des choses, par sur l’exactitude. Je peux donner un élément authentique, et à côté de cela, je vais dessiner quelque chose qui l’est beaucoup moins, tout en en revêtant des caractéristiques véridiques. Mais ce n’est le cas que pour le dessin ! Au niveau du scénario, nous restons très logiques, sans oublier qu’il s’agit bien entendu d’une fable.

Tripp : Nous ne voulons pas faire une série historique ! D’ailleurs, Régis est tout sauf un dessinateur d’uniformes ! Tu es totalement dans l’impression de ce que tu veux dessiner, tu devrais créer un mouvement qui s’appellerait « l’impressionnisme ». Je suis certain que cela marcherait ! (rires)

Pourtant, Jean-Louis Tripp, dans vos albums précédents, vous étiez plutôt rigoureux sur la documentation graphique ?

Tripp : Justement, notre association a vraiment créé une troisième voie, équilibre entre ma rigueur historique et les impressions de Régis. Au début, je l’ai donc senti un peu réservé sur les recherches qu’il fallait tout de même effectuer.

Loisel : Oui, mais c’était intéressant, car j’ai été voir les cabanes dans les bois, je suis monté dans le tacot de Marie, j’ai été m’immerger dans les choses qui pouvaient me séduire graphiquement, ce qui m’a beaucoup plu. Mais si j’avais dû réaliser un récit contemporain, avec les villes et les voitures, cela m’aurait pas contre profondément ennuyé.

Mais en me plongeant dans cet entre-deux, je rejoignais les bandes américaines qui bercèrent mon enfance, telles celles Carl Barks et autres séries animalières. Celles-ci se déroulaient souvent dans un milieu rural : vieilles fermes, vieilles brouettes, la tarte aux pommes qui refroidit sur le rebord de la fenêtre, etc. Ces petites choses sont pour moi l’évocation même du bonheur ! Ainsi, la scène du bouc, qui n’apporte absolument rien au récit, était pourtant fondamentale. D’ailleurs, pour le premier album, Casterman trouvait que 76 pages, c’était un peu trop, et quitte à supprimer une scène, celle-là ne servait à rien. (rires) J’ai donc fait preuve d’autorité en disant que c’était justement l’esprit de la série, et que ce serait avec cette scène, ou rien !

Selon les albums, votre pagination change. Actuellement, c’est sans doute un grand avantage de pouvoir faire ainsi varier le format pour qu’il corresponde au fond…

Loisel : C’est sûrement un avantage ! Il faut dire que Jean-Louis et moi ne nous attachons pas trop à cela : on raconte notre histoire et c’est tout ! Bien entendu, on réfléchit d’abord au contenu général, avant de diviser les séquences et découper chacune d’entre elles au fur et à mesure. Mais parfois, en avançant, on se rend compte que ce pré-découpage n’est pas réaliste, car c’est trop court, ou parfois simplement trop long !

On peut tout de même dire que vous vous êtes laissé emporter par votre histoire car, d’une trilogie, vous êtes passé à une série en six tomes, et vous prévoyez finalement d’en faire encore deux ?

Tripp : Oui et non, car notre synopsis de base n’a absolument pas bougé. La fin est toujours la même et les grandes articulations du récit sont demeurées identiques : le village, la mort de Félix, l’arrivée de Serge, le bouleversement dans le village, le retour des hommes, puis le mouvement inverse, etc.

Loisel : Et encore, au début, on ne savait pas ce que Serge allait faire pour changer ainsi la vie des habitants ! Puis, la façon dont on va du point A au B est justement la saveur de l’écriture, ce qui fait le sel de l’histoire. Ensuite, les petits ingrédients qu’on ajoute pour donner du corps à l’ensemble, comme l’association improbable de Noël et du curé, ces petits éléments prennent suffisamment d’importance pour qu’on s’en préoccupe, car ils existent vraiment. Avant, on rigolait des romanciers qui expliquaient être dépassés par leur personnage, car on se dit que c’est quand même lui qui décide ce qu’il écrit. Et bien, ce n’est pas vrai ! À un moment, les personnages prennent une certaine autonomie : on ne peut pas leur faire faire n’importe quoi, car cela ne ‘colle’ pas tout simplement. Par contre, ils se mettent à faire des choses imprévues, mais sympathiques. Cela donne donc de l’ampleur au récit, ce qui nous ravit. Croyez-moi, quand je pousse les portes de l’atelier le matin, j’ai l’impression d’entrer dans les pages de garde du village. Lorsque nous écrivons ou dessinons, nous sommes plus des passeurs de témoins : nous racontons au monde extérieur ce qu’on voit dans ce village. Le récit s’étoffe donc de lui-même, sans que cela soit notre seul fait.

Le crayonné de Loisel, avec ses annotations

En définitive, de votre collaboration peu commune s’est créé un troisième auteur. Pourtant, Régis, quand vous crayonnez, vous placez des commentaires pour la planche finale sans le réaliser vous-même ?

Loisel : Tout s’est joué sur le premier album. C’était une nouvelle expérience pour nous deux, mais surtout pour moi dont le dessin est recouvert par celui de Jean-Louis. Bien entendu, nous avons trouvé notre manière de fonctionner. Parfois, quand je regarde la planche, je mets des annotations complémentaires de mise en scène, pour remonter tel visage ou pour bouger tel élément, car comme Jean-Louis décalque mon dessin, ce n’est pas la peine que je refasse tout le crayonné pour un détail.

Tripp : Pour que le dessin de Magasin général soit celui que les lecteurs connaissent, j’ai besoin de le dessin de Régis soit juste. Pas détaillé jusqu’à l’infime, mais juste. Pour son plaisir à lui, il met d’ailleurs plein d’autres annotations, par exemple sur la lumière qu’il faut donner à telle case. Annotations dont je fous totalement pour la plupart du temps (rires !) mais je comprends qu’il le fasse, car cela fait partie d’un tout lorsqu’on dessine. Par contre, quand il fait un visage de Marie qui ne ressemble pas à Marie, je suis complètement perdu ! Car je dois déformer le même dessin de Régis Loisel pour parvenir au résultat final : sans cet appui, cela m’est impossible ! Alors, il me dit : « Tu n’as qu’à la redessiner, tu l’as déjà faite des centaines de fois. ». Mais il s’évertue à ne pas comprendre que je ne suis pas Régis Loisel !

Les corrections de Tripp à l’encrage

Loisel : On le regrette !

Tripp : C’est donc le grand débat qui nous occupe. Il ne sait pas faire ce que je fais sans ‘copier’, et c’est pareil pour moi, je ne sais pas dessiner comme lui. Au mieux je copie, mais le résultat n’est pas conforme. Nous sommes donc indissociables. Il y a donc des cases que je plante par ma faute, et d’autres qui sont plantées car son dessin n’est pas juste. J’ai beau lui expliquer, mais il a du mal à comprendre.

Loisel : C’est notre grand débat !


Vous avez stoppé les Arrière-boutiques au tome 3, le principe était éventé ?

Loisel : Déjà au départ, on ne devait en faire qu’un !

Tripp : Dans les albums, on voyait que la partie émergée de Magasin général, mais en-dessous, beaucoup de choses demeuraient invisibles. Comme le travail de crayonné de Régis mais aussi mes propres planches noires et blanches qu’on ne voyait qu’en couleur, alors que je suis quelqu’un qui ne pense qu’en noir et blanc, travaillant de cette façon la lumière globale de la case ! Bien entendu, les couleurs de François Lapierrre sont magnifiques, mais on voulait montrer ce qui se cachait derrière ce rendu final. Alors que c’était juste une explication de cette étrange collaboration, cette Arrière-boutique s’est vendue d’entrée à dix mille exemplaires, ce qui était aussi étonnant que réjouissant. Puis, je me suis aussi rendu compte que c’était un outil de travail génial, car je pouvais avoir sur mon bureau ce travail de mémoire, pour voir comment j’avais ré-interprété tel détail que Régis avait dessiné de telle façon dans le tome précédent, afin de maintenir cette homogénéité dans l’histoire. Cela peut paraître futile, mais ce l’est beaucoup moins quand on sait que Monsieur Loisel ne dessine jamais deux fois la même chose de la même façon, même d’une case à la suivante, ce qui rend bien entendu mon travail plutôt ardu.

Loisel : J’avoue, j’avoue (rires)


Tripp : Étant plus rigoureux dans ce domaine, il y a un moment où cela commence à m’agacer, car quand le radiateur de la voiture change à chaque case, toujours pour satisfaire la vision déformée de son imaginaire, cela commence à bien faire ! Alors, je repique sur le premier dessin, afin de tendre vers une certaine homogénéité.

Loisel : Ah bé, tu vois que tu es capable de dessiner de toi-même quand tu veux bien te donner la peine ! (rires)

Tripp : Bref, cette Arrière-boutique m’était égoïstement fort utile, car j’avais en permanence le passé de notre travail, tout en ayant les deux versions ! Car quand Régis doit dessiner un décor qu’il n’a plus fait depuis longtemps, il change plein de détails : les portes et fenêtres bougent de place, etc. On en a donc fait trois, puis on trouvait que les gens avaient déjà bien compris et que l’intérêt n’y était plus, on s’est arrêté là.

À vous voir, on ressent cette grande complicité que vous devez partager pour obtenir ce résultat. Aviez-vous déjà ressenti une telle émulation mutuelle auparavant ?

Tripp : Ah, la toute bonne question… Allez, réponds mon poussin !

Loisel : Je te signale que la question s’adresse à tous les deux ! (rires) Bien sûr que c’est fort entre nous, sinon cela ne pourrait pas fonctionner… Allez, voilà, on s’aime ! Vous êtes contents ? (rires)

Tripp : Oui, mais est-ce que c’est meilleur avec moi qu’avec Serge [Letendre] ?

Loisel : Là n’est pas la question, mais c’est vrai que j’apprécie lorsque tu me fais des bisous dans le cou pour me calmer ! (rires) Allez, soyons sérieux : oui, même si on se connaît depuis une trentaine d’années…

Tripp : Trente-neuf ans !

Loisel : … nous nous sommes réellement découverts une réelle complicité en travaillant ensemble, car auparavant, on se croisait trop superficiellement pour pouvoir nous apprécier à notre juste valeur. Ce sont donc tous ces sentiments nous voulons replacer dans Magasin général… et cela ne marche pas si mal ! (rires)

(par Charles-Louis Detournay)

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2 Messages :
  • "Lorsque nous écrivons ou dessinons, nous sommes plus des passeurs de témoins : nous racontons au monde extérieur ce qu’on voit dans ce village. Le récit s’étoffe donc de lui-même, sans que cela soit notre seul fait"
    Ce moment de la création, où on prend conscience que l’oeuvre est autonome et VIT ailleurs, donne le vertige..
    Cela dit, "magasin général" est une série comme on en lit peu, on peut y passer des heures et y voir beaucoup plus de choses qu’une lecture rapide nous fera manquer...
    On est loin de la production actuelle stéréotypée.... merci à Loisel et Tripp (et François Lapierre !)

    Répondre à ce message

  • Le souci, c’est qu’elle s’est « enfargée » dans les plis du tapis, comme on dit là-bas, car elle n’a pas réalisé un vrai travail sur la langue

    Combien il est ironique que Tripp n’ait justement pas compris le sens de cette expression ! (par ailleurs à ne pas confondre avec « se prendre les pieds dans le tapis »)

    Les Québécois (et non « Québecquois », comme vous l’écrivez négligemment) ne disent pas « s’enfarger dans les plis du tapis », mais bien : « dans les fleurs du tapis ». S’il est tout à fait plausible de s’enfarger (se prendre les pieds, trébucher) dans les plis d’un tapis, là où réside le sel de l’expression, c’est qu’on dit que la personne s’enfarge dans les fleurs du tapis, soit le motif du tapis, et voilà le sens : pour trébucher sur un motif, c’est qu’il faut être éxagérément pointilleux, chercher volontairement à se compliquer la vie - soit tout le contraire du rapport que Fred vargas avait entretenu avec le français québécois dans Sous le vent de Neptune.

    Tripp (qui signifie - tiens donc ! - « trébucher » en anglais) ne s’est justement pas enfargé dans les fleurs du tapis concernant cette expression :P

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