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Ludovic Debeurme ("Epiphania") : "Même l’incompréhensible, le mystérieux, doit produire du sens."

Par Frédéric HOJLO le 7 juin 2018                      Lien  
Comment réagirions-nous si, lassée de nos excès, la Terre donnait naissance à des êtres mi-hommes mi-animaux ? La trilogie "Epiphania" de Ludovic Debeurme, dont le deuxième tome paraît ce printemps chez Casterman, nous pose une multitude de questions, des plus intimes aux plus universelles. Elle permet également de mettre en perspective son œuvre, y compris musicale.

Ludovic, pourriez-vous revenir sur la genèse d’Epiphania ? Quelle fut le point de départ de cette histoire ?

Ludovic Debeurme ("Epiphania") : "Même l'incompréhensible, le mystérieux, doit produire du sens."
Epiphania T.1 © Ludovic Debeurme / Casterman 2017

Ludovic Debeurme : Ça ne s’est pas passé comme pour mes autres albums. J’ai l’habitude de commencer par dessiner les premières planches directement en improvisant ; je pars le plus souvent d’une impression, d’une humeur, d’un sentiment dont je ressens la nécessité d’en transcrire la résonance par le dessin et le texte. La suite du scénario vient de là, par la suite. Comme un fil que l’on tire à partir de sa bobine.

Avec Epiphania, le point de départ a été plus pragmatique. Je traversais une période difficile financièrement. Et ne me voyant pas me remettre à l’illustration de commande comme principale activité, je me suis dit que ce que je savais faire, a priori, c’était écrire des histoires. Je me suis mis, donc, à concevoir un scénario plus « grand public » - plus accessible, tout du moins - que j’allais destiner à un autre dessinateur.

De quelle façon avez-vous développé le scénario ? Les trois tomes étaient-ils prévus dès le départ, avec le chapitrage finalement édité ?

Croquis de recherche pour Epiphania © Ludovic Debeurme

Le scénario une fois écrit ne m’a plus quitté. Je réalisais qu’il réunissait à la fois mes obsessions passées – mes thématiques récurrentes : la cellule familiale, l’étrange, l’autre, le monstrueux, la transformation physique, l’adolescence, etc. – mais aussi des aspirations de plus en plus impérieuses, comme le fait de témoigner de phénomènes à consonances géopolitiques, économiques, environnementales… En un mot : politiques.

J’ai gardé en moi cette histoire presque cinq ans, le temps de terminer mes autres albums, musiques et roman (entre temps, j’avais momentanément trouvé des solutions financières). Je dessinais dans des carnets les personnages, je pensais et étoffais l’histoire petit à petit, même si l’ensemble était déjà là.

Croquis de recherche pour Epiphania © Ludovic Debeurme

Le fait d’avoir pour la première fois inversé le processus, c’est-à-dire d’avoir inventé une histoire sans partir du dessin, a contribué, je pense, à faire d’Epiphania une expérience nouvelle pour moi. Pour la première fois, mon dessin se trouve être au service de l’histoire. Ce qui n’a pas été évident pour moi au départ, ayant l’impression d’être mon propre illustrateur. Au service de moi-même ! Mais avec le temps, j’ai compris qu’il s’agissait là d’une chance de pouvoir expérimenter une autre forme d’écriture... Et de rapport au dessin.

J’avais d’abord imaginé Epiphania comme une série avec de nombreux épisodes. Des scènes où Koji est à l’école, par exemple, devaient davantage produire de scénarios adjacents et complémentaires au fil principal. J’étais parti pour dix albums au moins !

Puis, j’ai concentré le récit, en me servant notamment du pouvoir de l’ellipse. En choisissant quelques scènes emblématiques : le premier jour d’école, l’anniversaire, le cours de sciences naturelles, etc. Je pouvais dire la même chose en laissant l’imaginaire du lecteur faire le lien. À l’instar du processus que celui-ci réalise avec les inter-cases. Une sorte de « meta-inter-case » !

Epiphania T.1 © Ludovic Debeurme / Casterman 2017

À propos de ce deuxième tome : il s’agit certes, et forcément, d’une continuité avec le premier, mais les différences sont notables. Ce tome 2 est davantage un « récit choral », avec l’introduction de personnages que nous suivons « pour eux-mêmes », et les préoccupations globales liées à notre monde contemporain (environnement, économie, terrorisme, médias) deviennent prééminentes, là où le premier tome était centré sur Koji, sa découverte du monde et la relation avec son père. Parallèlement, les personnages principaux, Bee et Koji, gagnent en complexité. Dans quelle mesure cette évolution scénaristique est-elle délibérée et reflète-t-elle l’évolution de vos propres préoccupations ?

Epiphania T.2 © Ludovic Debeurme / Casterman 2018

Je voulais d’emblée partir du singulier pour aller vers le pluriel : la cellule familiale comme point de départ, qui évolue ensuite vers une problématique plus globale.

Tous les éléments du tome 2 sont déjà en place dans le 1 : problèmes d’intégration, de racisme, obscurantisme sectaire, problématiques écologiques, pulsions de mort… Ils sont moins centraux, mais en germination.

J’aime quand les choses vont crescendo. Quand on est encore surpris au fil des volumes de voir que l’action va plus loin, gagne en intensité, en complexité. Mais aussi que toutes les pistes ouvertes finissent par se recouper. Et que si éventuellement certaines pistes restent ouvertes, c’est que cela est un vrai choix qui amène le lecteur à se poser ses propres questions. Je déteste voir apparaître des gratuités scénaristiques, des complaisances, qui ne trouvent pas de sens à un moment où à un autre. Même l’incompréhensible, le mystérieux, doit produire du sens.

C’est un parcours logique et très humain que de commencer par se construire au sein de sa propre cellule familiale, dans la transmission parentale, pour s’en détacher plus tard et rejoindre le groupe. Les amis. Les cercles.

Epiphania suit cette logique. Les personnages en question ne sont pas tant des monstres, des étrangers. Il sont notre reflet. La violence et la rébellion qu’ils ressentent vis-à-vis de l’espèce humaine sont comparables aux pulsions des adolescents vis-à-vis de leurs propres parents. Même si tout ici est amplifié et décuplé.

Ce qui m’intéresse particulièrement avec ce scénario, c’est qu’il offre à chaque thématique d’autres lectures transversales. Pour cet exemple du passage de l’adolescence à l’âge adulte, et des pulsions destructrices et auto-destructrices qui ont coutume de l’accompagner, on peut y voir en parallèle un questionnement plus global sur la pulsion morbide qui saisit tous ceux qui arrivent dans ce monde avec si peu de sens à y trouver. Il y a peu de place actuellement pour se réaliser en tant qu’être, pour s’impliquer au-delà de l’avoir. La notion de désir a été substituée par celle de pulsion. C’est le résultat notamment du travail d’un Edward Bernays et de ses confrères, dont nous héritons encore du tour de passe-passe cher au consumérisme néo-libéral.

Epiphania T.2 © Ludovic Debeurme / Casterman 2018

Si l’on imagine un individu, un jeune individu, il découvre pour tout horizon : une pénurie d’emploi - et si emploi il y a, la probabilité sera forte pour que ce métier ne propose aucun sens profond lié à ses aspirations d’humain ; une terre dont les écosystèmes sont violemment mis à mal, ce qui sous-entend directement une agression envers son propre corps, qui dépend tant du reste du vivant ; un sentiment, plus ou moins conscient, d’injustice que propose un système économique en fin de course, mais tout à la fois hégémonique et très peu remis en question. Au final peu d’issues avec un horizon très sombre...

Dessin pour un (éventuel) jeu de rôle "Epiphania" © Ludovic Debeurme

Alors, la pulsion de mort est une réponse, quand toutes les autres pulsions ne sont pas accessibles, ou bien que leur aspect absurde est apparu, et que de fait, démasquées, c’est la folie ou la dépression qui guette. Une pulsion en vaut une autre, tant que le désir n’a pas repris sa place de guide. C’est ce genre de questionnements que traversent les Epiphanians.

Mais ce qui m’intéresse, c’est que les problématiques soient enchevêtrées dans d’autres réseaux. Que les croisements soient multiples. Car c’est ainsi que la vie est faite. Et moins j’aurais de contrôle sur ce que je raconte – ce qui paradoxalement ne peut se faire que si le scénario, lui, est tenu – plus les personnages auront une forme d’autonomie avec des questionnements transversaux. Et plus il y aura de chances que quelque chose se dise dans cette cohue. Presque malgré moi.

Epiphania T.2 © Ludovic Debeurme / Casterman 2018

Graphiquement, Epiphania est assez différent de vos autres livres, même si bien sûr l’on reconnaît l’auteur Ludovic Debeurme. Votre trait se fait plus « clair », le dessin semble davantage contraint, à la fois plus « réaliste » et contenu dans des cases très serrées – il n’y a pas de « gouttières ». Comment avez-vous travaillé la partie graphique d’Epiphania ? Le fait que vous travailliez pour la première fois avec Casterman a-t-il eu une influence ? Les couleurs de Fanny Michaëlis, plutôt claires, avec beaucoup de roses et de bleus pâles, adoucissent votre trait et confèrent au récit une tonalité étrange, parfois un peu mélancolique et contrastant avec la violence de certains passages. Comment avez-vous choisi ces couleurs ?

En écrivant le scénario au préalable, j’ai d’emblée mis le dessin au service de l’histoire. Davantage que dans mes autres récits, où le dessin est pour moi comme une matière picturale et narrative. Ici, c’est dans le trait même, dans la recherche d’une certaine souplesse du geste, d’une simplicité des courbes que j’ai investi ma quête plastique.

Epiphania T.1 © Ludovic Debeurme / Casterman 2017

J’avais dès le début en tête des cases carrées. Pas des carrés un peu rectangulaires, comme c’est presque toujours le cas dans la bande dessinée en « gaufrier ». Mais de vrais carrés. De la même façon que le cinéma et la télévision ont imposé le format 16/9e – ou à une autre époque le 4/3 par exemple –, prendre un format et s’y tenir, c’était une façon de penser « cadrage », de composer un monde avec son ratio de cadre correspondant.

Quatre carrés mis bout à bout et les uns au-dessus des autres constituent encore un carré. J’ai usé de cette méthode pour les grands plans larges. Deux carrés l’un à côté de l’autre, et assemblés, donnent un type de rectangle proche du panoramique du cinéma. Mais j’ai aussi finalement dérogé à la règle quand le récit l’exigeait. C’était un point de départ, un postulat.

Ludologie © Ludovic Debeurme / Éditions Cornélius 2003

J’ai très vite arrêté de faire des bords de cases et même des bulles classiques, dès le milieu de ma deuxième bande dessinée, Ludologie, publiée en 2003 aux Éditions Cornélius. Dans Lucille (Futoropolis, 2006), c’est devenu véritablement un mode d’écriture. Je quittais le cadrage pour aller vers la vignette. Cela me permettait tout un tas de choses, mais c’est une autre question...

Epiphania, je le voyais d’emblée avec de la couleur. Il fallait que ce soit pop. Assez vif. Des couleurs de bonbons pour recouvrir la dureté de ce que j’allais y mettre. En somme, une sorte de métaphore simple de la façon dont on nous enrobe d’apparentes douceurs la merde qu’on nous donne à manger ; tant par le ventre que par la tête.

Je ne veux pas dire que je propose un mensonge à contempler. Mais reprendre ce code simple du marketing et le twister me semblait faire sens. D’autant plus que ces couleurs comportent leur part de mélancolie. Avec Fanny Michaëlis, on a cherché un bon moment, au tout départ et même ensuite au cours de la réalisation des tomes, des gammes colorées qui seraient comme une vision du réel, une transcription, tantôt doucereuse, tantôt nostalgique, tantôt criardes.

La couleur avait quelque chose à dire. Et pour qu’elle prenne tout son espace, il fallait un trait qui le lui laisse. Donc un trait simple, limpide, qui ne décrive pas trop les volumes. Seulement par endroit, quelques indications, des hachures, des modelés.

J’ai pensé à Hergé, avant même de savoir que la série serait publiée chez Casterman. Les pages de garde reprennent d’ailleurs l’esthétique de Jo, Zette et Jocko. L’aspect faussement réaliste de ses couleurs, faussement naïf. Et surtout la façon qu’elles ont d’incarner le trait dépouillé.

J’ai aussi beaucoup repensé aux magnifiques couleurs d’Isabelle Chaland-Beaumenay, notamment dans La Comète de Carthage d’Yves Chaland (Les Humanoïdes Associés, 1986). J’admire le travail de Chaland depuis que j’ai 16 ans. Je lui ai voué un véritable culte ! J’ai eu toute une période où je voulais dessiner comme lui... Comprendre son mystère qui semblait se cacher derrière une apparente simplicité... Enfin j’essayais ! Mais je regardais surtout le dessin. Mon œil voyait la couleur, mais mon esprit ne saisissait pas son importance. Pourtant c’était tout à fait lié à l’admiration que je portais à l’ensemble. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris à quel point il y avait une fantastique synergie des deux.

On avait aussi en tête les couleurs de Chris Ware. La façon dont il délivre beaucoup d’émotions avec très peu d’effets et de moyens.

Ce qu’ont en commun ces trois-là dans leur utilisation de la couleur, c’est de proposer, avec elles, un univers cohérent. C’est une vision du réel, une ré-vision. Les couleurs ne sont pas là pour embellir, comme choisies juste pour leur impact esthétique, et sans cohérence sous-jacentes. C’est un monde en soi qu’elles concourent à offrir, de concert avec le dessin.

Le Grand Autre © Ludovic Debeurme / Éditions Cornélius 2007

Si j’avais gardé les vignettes sans bords de cases comme dans mes albums en noir et blanc, j’en aurais fait des formes « patates » avec la délimitation de la couleur autour. J’aurais perdu l’intérêt du blanc qui circule entre les inter-cases et la case elle-même, ainsi que toute la légèreté qui en provient en en faisant des formes lourdes. Je me serais retrouvé à refermer les formes que j’avais décidé d’ouvrir autrefois.

Du coup, autant prendre un parti fort avec la case carrée. Et en profiter pour retrouver ce que j’avais perdu : le cadrage. Car qui dit bord de case (de tableau, de photo, d’écrans...), dit cadrage. Et encore plus que ce qui est dans le cadre, ce qui m’intéresse, c’est ce qui n’y est pas. En effet, composer dans un cadre, c’est choisir ce qu’on y montre, mais aussi potentiellement, suggérer qu’il y a un monde autour qui reste invisible aux yeux, mais présent à l’esprit ; une continuité spatiale qui dépasse le dessin lui-même.

Epiphania a l’ambition de proposer une vision d’un monde contemporain. Le « monde » dans son essence, c’est ce qui nous dépasse. Ce qui ne se résout pas aux limites de notre préhension. J’avais besoin de donner le sentiment de cette grandeur au-delà des limites. Ce n’est donc pas tant un cadre qui limite, mais un cadre qui suggère que l’intrigue se déroule au sein d’un univers plus vaste que ce qui y est montré.

Dessin pour un (éventuel) jeu de rôle "Epiphania" © Ludovic Debeurme

Toutefois, l’idée de limite m’intéresse aussi. Car c’est l’absence de limite qui angoisse et déprime l’individu. L’apparence de libertés qui nous est offerte cache mal la véritable et grandissante absence de limites qui nous tient lieu de nouveau guide. Je ne parle pas de limites qui enferment, mais de limites qui encadrent et servent de tuteurs. De limites qui donnent un contour au moi-peau. Notre enveloppe connaît bien des tourments, autant symboliques, que réels.

Dans un tel monde, rien d’étonnant à ce que des chantres de la limite apparaissent. Mais la confusion est grande entre « limite » et « limitation ». On pourrait parler aussi de restrictions. Lorsqu’on sent confusément que l’on souffre d’un manque de limites, de bordures, de marquages, alors on peut chercher du côté de son pendant opprimant, à défaut de réellement structurant.

Epiphania tente d’interroger les limites que notre Terre impose d’elle-même à l’humanité. Nous évoluons dans un monde naturellement limité, du fait de ses ressources, de sa superficie, mais en agissant comme s’il était illimité. La contradiction se paye déjà au prix fort.

Mais il y est aussi question de la limite éducative. De la loi symbolique transmise par le parent. Ou de son absence. Celle dont souffre par exemple les Epiphanians parqués dans des camps, loin de l’amour sans condition d’un père ou d’une mère.

Utiliser la case comme limite au dessin est une façon de témoigner plastiquement, en écho, de ces thèmes. Le fait qu’il n’y ait pas de blanc entre les cases, mais donc des cases collées les unes aux autres, me permet de constituer une entité-page. C’est autant une série de cases, qu’une grande image sans discontinuité de blanc, un pavé de couleurs, qui est donnée à voir.

Cela rejoint mes recherches préalables (en enlevant le bord des cases et des bulles) qui allaient dans le sens de questionner la frontière entre bande dessinée et picturalité.

Trois Fils © Ludovic Debeurme / Éditions Cornélius 2013

La trilogie Epiphania est un objet littéraire un peu « mutant » : une sorte de « mix book », par analogie avec les Epiphanians : vous empruntez aux récits de genre (catastrophes, scènes d’action), au roman psychologique (les relations familiales et au sein du couple), au feuilleton (les cliffhangers en fin de tome). Ce mélange des genres est-il nouveau pour vous ? Cette évolution est-elle voulue, est-elle le résultat de changement dans votre écriture ou de l’émergence de nouvelles questions personnelles ? On trouve également, de-ci de-là, quelques évocations (Charles Burns, Hergé). Epiphania est-il comme une synthèse à la fois de votre imaginaire et de vos préoccupations ?

Dessin pour un (éventuel) jeu de rôle "Epiphania" © Ludovic Debeurme

Cette bande dessinée, c’est l’endroit où se retrouvent mes désirs, mes angoisses, mes obsessions personnelles et les envies, les peurs, les contradictions de notre époque. Il y a d’un côté mon histoire, ses méandres, le chemin de ma psyché, et de l’autre, arrivant comme une massue, l’histoire du monde qui vient coloniser mon petit monde. J’ai vu clairement apparaître de nouvelles formes, de nouvelles guerres au sein même de mes rêves, ces dernières années.

Nécessairement, chaque thème qui surgit de cette collision porte en lui la trace de mon inconscient, de ma propre histoire, et celle plus sociétale et contemporaine du monde que je traverse.

On pourrait dire qu’il ne peut guère en être autrement. Nous sommes pétris d’histoire collective. Mais, ce n’est pas la même chose que de tenter de créer un objet qui laisse les deux échelles, la micro et la macro, dialoguer, et éventuellement proposer une autre vision.

Renée © Ludovic Debeurme / Futuropolis 2011

Le fantastique, c’est l’angle, le filtre, qui me permet de quitter mon endroit. Mes autres livres, hormis peut-être Lucille et Renée (Futuropolis, 2006 et 2011), parlent beaucoup plus de mon inconscient, et tentent de se connecter à celui du lecteur. Ce qui n’est pas forcément une expérience qui coule de source. Les retours sont toujours très tranchés !

Ici, le genre « fantastique », permet un pas de côté. On n’est pas tout à fait plongé dans mon inconscient des pieds à la tête. Le sujet, c’est l’histoire… Et non pas moi-même.

Même si, bien sûr, en interrogeant ma propre psyché, c’est celle de l’humain en général qui m’a toujours fasciné et que je questionnais et visitais. Je ne parlais déjà pas tant de moi, que de moi dans le monde qui m’entoure.

Mais avec Epiphania, c’est comme si le point de départ, c’était le monde qui m’entoure. Ce n’est pas rien que ces êtres arrivent comme des étrangers, des autres, des êtres différents. Ils disent bien que le « Sujet » est « ailleurs ». Le fantastique agit comme un amplificateur. Un démultiplicateur de mondes. Il permet de regarder les choses avec un autre angle, une vision qui révèle. Ça cache pour révéler. C’est ça, l’idée du fantastique : on porte des masques de monstres pour mieux révéler ce qui se cache derrière.

Epiphania T.2 © Ludovic Debeurme / Casterman 2018

Pourriez-vous, enfin, mettre en lumière les liens entre vos livres et votre musique ? Avec Fanny Michaëlis, vous travaillez ensemble sur Epiphania  ; vous jouez ensemble dans Fatherkid et donnez des concerts… Dans quelle mesure cela peut-il influencer la réalisation des livres ? Fanny-Ludovic, Bee-Koji, Kathy-David, les ressemblances physiques comme psychologiques ne peuvent être dues au hasard…

Fatherkid : Fanny Michaëlis et Ludovic Debeurme en trio (guitare/basse/batterie) avec Julien Tiberi.
Photos : Frédéric Hojlo.

Jusqu’ici, on avait évité de collaborer dans le dessin. La musique, les lectures, les spectacles, etc. Ça faisait déjà beaucoup.

Mais notre façon de travailler est assez similaire quels que soient les médiums. Pour la musique, j’apporte la base, ou parfois la mélodie terminée. Mais il n’y a pas de règles. Parfois, Fanny met les paroles et change quelques placements rythmiques pour s’approprier la chanson. Parfois, elle complète un refrain ou un bout de couplet qui manque. Ou même, il arrive qu’elle invente toute la mélodie à partir d’un riff de guitare que je lui fais écouter.

Pour Epiphania, on a d’abord discuté de la direction à prendre, puis fait des essais sur six planches. Quand on est tombé d’accord sur l’esprit, je l’ai laissée coloriser l’ensemble. Ensuite, j’ai repris certaines pages. Souvent juste pour y apporter quelques détails plus réalistes. Des lumières. Les nuages.

Sur d’autres planches, plus rarement, j’ai entièrement repris les couleurs parce que j’avais une idée en tête et qu’on s’était trop éloigné de la vision que j’en avais.
Ça n’était pas évident pour moi de lâcher la couleur pour tout dire. Je suis aussi peintre, et illustrateur. Mon univers plastique ne s’arrête pas au dessin.

Epiphania T.1 © Ludovic Debeurme / Casterman 2017

Mais passé ce cap, j’ai compris ce qu’il y avait à gagner avec ce quatre mains ; Fanny est plus libérée que moi dans son travail d’auteur de BD quant à un certain rapport de représentation du réel. Ses couleurs apportent un pas de côté que je n’aurais certainement pas poussé aussi loin. Une étrangeté, une dissonance dans l’harmonie ! Elle a une palette audacieuse. Elle ne se contente pas de poser une gamme chromatique unifiée, puis d’y coller une ou deux démarques. C’est une facilité, on tombe presque toujours juste en restant dans la même bande chromatique. Au contraire, elle a cherché à composer des harmonies, des contrastes assez aventureux, à chaque planche.

Moi, je passais derrière, comme pour remettre un peu de bordure afin que cela cadre complètement avec mon dessin. Comme pour la musique, ce qui en ressort est très différent de ce qui aurait été fait seul.

Quant aux ressemblances avec les personnages, ça n’est jamais volontaire. Je regarde les gens, tout le temps et depuis toujours, avec beaucoup de curiosité et de fascination pour chacun de leurs traits, de leurs postures, de leur morphologie. De la façon dont leur corps dit ou contre-dit leur parole. Forcément, ceux que je vois le plus souvent chaque jour, apparaissent, presque malgré moi.

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203124196

Propos recueillis par Frédéric Hojlo - entretien réalisé par mails en mai et juin 2018.

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Consulter le site de Fanny Michaëlis, celui de Ludovic Debeurme & la page de Fatherkid.

Lire un entretien à propos du premier tome d’Epiphania sur le site de l’éditeur (propos recueillis en juin 2017 par Tristan Séré de Rivières).

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