C’est une figure connue et reconnue, une icône des médias, que l’on interroge chaque fois que l’on a à questionner la grande distribution : sur une crise sanitaire, sur la situation des agriculteurs, sur le coût de la vie...
Que cette icône-là se soit intéressée à la bande dessinée, au point de sauver il y a quelques années le Festival International de la Bande Dessinée d’une faillite promise, cela aurait pu être pris comme une opération de communication et c’en était probablement une, car son groupement (les Centres Leclerc ne lui appartiennent pas : c’est un groupement de commerçants indépendants regroupés sous un label et une centrale d’achat communs) constitue l’un des plus gros vendeurs de bande dessinée de France. Le genre d’icône pas forcément appréciée de ceux qui se méfient des capitalistes et qui se contentent d’idées simples, comme Lewis Trondheim qui, à peine nommé président du FIBD, fit campagne en 2006 pour que l’on vire cette figure de la distribution moderne du festival parce qu’il était "pour l’abolition du prix unique du livre. Ce qui causerait des dommages irréparables au milieu. Les petits libraires qui sont nos plus fidèles alliés finiraient par fermer boutique face aux gros distributeurs, entraînant dans leur sillage bon nombre d’éditeurs indépendants et bien plus d’auteurs par effet boule de neige."
Dix ans après, le Prix Unique n’est pas aboli, les libraires spécialisés ne se portent pas si mal et c’est la grande distribution qui souffre, bouleversée par la disparition des grands hypermarchés au profit de petits commerces de centre-ville...
Or, ce Michel-Édouard Leclerc-là est un passionné de bande dessinée, mais aussi de littérature et d’art. Un petit bout de conversation avec lui montre qu’il les a lues les BD, mais aussi un grand nombre de livres. Vraiment lues, pas superficiellement, nous pouvons en attester pour avoir tenté plus d’une fois de le passer sur le grill, à se demander s’il avait un vrai boulot à côté...
Quand on lui parle de son éviction du FIBD et de Trondheim, il sourit. Il a depuis longtemps passé l’éponge, plaisante quand il veut avec l’auteur si peu susceptible de Ralph Azham, et se concentre sur ses projets d’aujourd’hui et notamment l’animation de la Fondation Leclerc à Landerneau où il a accueilli une importante exposition sur les Révolutions Métal Hurlant et (A Suivre) et une autre récemment sur Lorenzo Mattoti, entre d’autres sur Mirό ou Dubuffet.
Un collectionneur passionné
On connaît par ailleurs son activité de collectionneur. On le croise parfois en galerie, jamais au moment du vernissage, mais quelques heures avant, histoire de choisir les pièces à son aise sous les conseils du galeriste. Dans les ventes publiques, il a son représentant qui sait précisément ce qu’il doit acheter et à quel prix. Que des pièces historiques, signifiantes et si possible esthétiquement irréprochables. Michel-Édouard Leclerc est sans doute un de ceux qui a une des plus belles collections d’originaux de l’Hexagone, laquelle peut rivaliser avec celle d’Angoulême, déjà très qualitative, comme on sait. Pour un futur musée Leclerc de la BD ? Cela se dit, c’est une arlésienne. D’aucuns vous disent sous le sceau de la confidence que le lieu est choisi, que c’est en train de se faire... Chut.
Et puis, comme un signe avant-coureur, voici son nouveau label d’édition, MEL. Trois titres sont déjà publiés. Ils concrétisent la convergence, de plus en plus évidente ces derniers années, entre la bande dessinée, l’illustration et la peinture. Vers 1900, le galeriste Ambroise Vollard qui déjà popularisait ses peintres au moyen de l’estampe, inventa le "livre de peintre", ce qui nous valut quelques chefs d’œuvres de la littérature illustrés par les plus grands peintres, de Bonnard à Picasso.
Les livres de MEL s’intéressent pareillement jusqu’ici à ces auteurs de BD qui sont aussi de grands illustrateurs et de grands peintres.
Et fait avec eux des "livres d’auteurs de BD."
C’est le cas pour les deux volumes de Mattotti : L’un intitulé Lorenzo Mattotti, Dessins et peintures : l’autre Lorenzo Mattotti, Livres. Ironiquement, ce choix de distinguer les œuvres par leur support vient à contrario de la tendance de fond d’aujourd’hui qui consiste à effacer les frontières entre les arts. "Comment transgresser une barrière aussi globalement résistante ?, s’interroge le regretté critique d’art Pierre Sterckx en préface. Passer d’un média à l’autre ne fut pas chose facile et pour un Lautrec, affichiste, ou un Bonnard, illustrateur, combien de peintres se sont bien gardés de quitter leurs toiles et chevalets pour le papier et l’encre du 9e art..." Il constate que, le plus souvent, les auteurs de BD sont des peintres médiocres : "C’est une question de codes. La bande dessinée a les siens, très différents de ceux de la peinture. Passer des uns aux autres équivaut le plus souvent à pétrifier en peinture ce qui resplendissait en figuration narrative."
Mais il y a des exceptions à cette difficile transversalité : Lorenzo Mattotti en est une : "Lui, il est transversal sans aucune perte d’intensité. [Sur tous ces supports, il] développe des thèmes récurrents qui s’incarnent chaque fois avec éclats : feux, océans, forêts, couples, monstres, etc. C’est l’hétérogène, pluriel et parfaitement cohérent. Mattotti est pictural en imageries."
De fait, le feuilletage de ces deux volumes se fait sans heurt. Tant de belles images, une telle luxuriance de couleurs, de thèmes, de sensations... Ces traits fragiles ou vibratoires, qui deviennent formes : femmes aux courbes gracieuses, hommes au visage chiffonné, arbres et corps se faisant fulgurances dans d’infinies nuances de pastel ; ou encore sentiments : effusion, solitude, mort...
Le volume sur les livres illustrés rend mieux l’impact des influences, en vrac : Chirico, Escher, Crumb, Moebius, Pratt, sûrement, Pazienza et Ever Meulen peut-être, et bien d’autres. On sort de ces ouvrages émerveillé, mais aussi fourbu face à une telle quantité de performances. Quel maître !
On n’est pas moins séduit par l’ouvrage sur Nicolas de Crécy. Là encore nous sommes à la rencontre d’un univers singulier, au registre chromatique personnel toute en transparences, une personnalité qui va bien au-delà d’une simple illustration. Là encore des influences : l’art baroque, Moebius, les films Hayao Miyazaki... Un trait vibrionnant, des images qui sont autant d’expériences, pour l’auteur comme pour le lecteur. Une complexité, un foisonnement, toute l’émotion d’un voyage intérieur, une rencontre avec le sublime.
Pfou... Michel-Édouard, continuez comme cela. On en redemande.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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