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MORT DE WILL EISNER : La BD perd un géant

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 5 janvier 2005                      Lien  
C'est avec une intense émotion que nous apprenons le décès de Will Eisner, survenu hier lundi 3 janvier 2005, en Floride, à l'âge de 87 ans. Eisner était l'incarnation de la BD américaine dont il était à la fois un des fondateurs significatifs et l'un de ses plus ardents rénovateurs. Admirateur de la BD franco-belge, il reçut en 1975 le second Grand Prix de la BD d'Angoulême, juste après Franquin. Il sera enterré à New York, une ville dont il est l'un des plus illustres représentants.

William Erwin Eisner était né à Williamsburg, dans l’Etat de New York, le 6 mars 1917. Fils d’un père autrichien et d’une mère roumaine, il fait partie de cette immigration juive qui peuple le faubourg de Brooklyn, dans le New Jersey, et ces « Tenements » du Bronx qu’il a si brillamment illustrés dans ses œuvres. Ses talents de dessinateur hérités de son père, décorateur de théâtre yiddish à Vienne puis à New York, le mènent à suivre des cours de dessin. Après un passage à l’American Journal de New York en 1935, il collabore à Wow, what a magazine ! en 1936, il fonde avec Samuel « Jerry » Iger, le premier studio de comic-books en 1936. « Ironie du sort ou déterminisme de l’environnement écrit Jean-Paul Jennequin dans son « Histoire du Comic-Book » (Vertige Graphic), beaucoup de jeunes dessinateurs sont des juifs new-yorkais dont les parents travaillent aussi dans les ateliers... de confection. " Will Eisner évoque ces moments dans son ouvrage The Dreamer.

L’esprit pionnier de la BD américaine

MORT DE WILL EISNER : La BD perd un géantIls sont, nous dit son biographe Benjamin Herzberg dans un article à paraître dans La Diaspora des Bulles (une somme d’essais à paraître chez Glénat en août 2005), « ... pour la plupart, issus comme lui de familles juives immigrées d’Europe de l’Est : Bob Kane (créateur de « Batman »), Lou Fine, Jack Cole (« Plastic Man »), Jack Kirby (« X-Men », « Fantastic Four »...) et tant d’autres. « Je dirigeais un atelier où l’on faisait des comics à la manière dont Ford fabriquait des voitures » dit-il après coup. Le studio est en effet le premier à produire des comics en masse. En 1939, Eisner quitte le studio Eisner-Iger pour rejoindre le groupe Quality Comics. Les encarts dans les journaux du dimanche pour lesquels il produit ses BD donneront à l’auteur une liberté dont il profitera pour créer, en juin 1940, le héros qui lui vaudra la célébrité : The Spirit (Editions Soleil).

Anti-héros avant même que le terme ne soit imaginé par les spécialistes de la BD, le Spirit est un ex-policier réfugié dans la clandestinité, qui poursuit des enquêtes sous l’œil bienveillant du commissaire Nolan, dont la fille, une vamp à la Lauren Bacall, a des vues sur le jeune homme. Cet anti-Superman nonchalant et humaniste, parodie du policier hard-boiled à la Chandler, est affublé d’un second rôle « de couleur », un jeune noir drolatique répondant au nom ironique d’Ebony, dans une New-York pluvieuse et fantomatique, formant avec le commissaire Nolan un trio atypique et novateur. « Au départ bande dessinée d’aventure, nous dit Jean-Paul Jennequin, The Spirit devient un petit théâtre moral où les récits policiers se teintent d’émotion, d’humour, voire de pathos. [...] Graphiquement aussi, la bande innove, en adaptant à la bande dessinée nombre d’effets du registre cinématographique. » La série se poursuit jusqu’en octobre 1952.

Un goût pour la transmission et l’expérimentation.

De 1953 à 1972, Eisner se consacre à la bande dessinée éducative. Pour ce faire, nous dit Benjamin Herzberg, « Il crée l’American Visuals Corporation, une entreprise qui sera cotée en bourse, et qui réalise des travaux de toutes sortes, lesquels ont tous un point commun : ils véhiculent un message éducatif. Au travers de ces multiples expériences, évoluant loin des sentiers battus par ses collègues auteurs de comics, Eisner enrichit son art. Il se recentre sur le côté didactique de son dessin et utilise la narration comme transmetteur du sens. « L’utilisation de l’image dessinée à des fins éducatives a rencontré un succès phénoménal, dit Eisner. J’ai réussi à prouver que cela pouvait être un outil d’enseignement efficace » Ses méthodes seront rapportées dans son ouvrage La Bande Dessinée, art séquentiel (Editions Vertige Graphic).

L’inventeur du « graphic novel »

Dans La Diaspora des Bulles, le spécialiste de la BD anglais Paul Gravett évoque les circonstances de la création par Will Eisner d’une BD d’un genre nouveau aux États-unis, le Graphic Novel : «  Eisner n’hésita pas à prendre congé pendant quelques mois de son boulot bien payé pour se consacrer à un projet personnel, sans aucun collaborateur, ni éditeur ou commanditaire. Il définit une approche délibérément dépouillée, utilisant autant de cases et de pages qu’il le désirait, ne se concentrant que sur les expressions du visage et le langage corporel de ses personnages. Le résultat prit la forme d’un graphic novel publié en 1976 sous le titre de « A Contract with God » (« Un Pacte avec Dieu » Editions Delcourt) , un volume de quatre sombres nouvelles se déroulant dans un « tenement », un vieil immeuble du Bronx, où Eisner vécut son enfance pendant la Grande Dépression. »

Ces « mémoriaux », parmi les premiers travaux à évoquer les populations juives d’Europe centrale et leur immigration aux États-unis influenceront profondément les créateurs de la nouvelle génération, Art Spiegelman en tête. Ce qui fait dire à Paul Gravett : « Grâce à ce travail pionnier, la mémoire devient le thème récurrent des graphic novels au cours des vingt-cinq années suivantes, dans ces recueils d’histoires courtes que le « Guardian » considère désormais comme « les travaux les plus édifiants dans le domaine de la BD et même dans celui de la littérature dans son ensemble.  »

Le porte-parole de l’identité juive.

Lors d’un mémorable débat à l’école Georges Leven à Paris, le 22 janvier 2002, un débat animé par Benjamin Herzberg pour l’Alliance Israélite universelle, Eisner déclara : « Nous les Juifs, nous sommes le peuple de l’Histoire. Raconter des histoires, c’est le moyen que s’est choisi le peuple juif pour résoudre ses problèmes, pour faire face aux situations les plus extrêmes. » Joann Sfar, présent avec lui face au public, lui rappela les préventions habituelles de la tradition juive face à l’image. Il objecta que l’écriture, après tout, venait du pictogramme, une image, et que la lettre de la Bible était également un dessin. Dès lors, conclut-il, ces préventions sont sans fondement.

C’est pourquoi il n’hésita pas à publier en 1984 une version yiddish du Contrat avec Dieu, en lettres hébraïques comme en lettres romanes. Dirigeant les éditions Magic-Strip à l’époque, j’en avais assuré la coédition avec mon ami Kees Kouzemaker d’Amsterdam. Will était venu à Bruxelles fêter la sortie de l’ouvrage au Centre Culturel Laïc Juif de Saint-Gilles. Nous nous remémorions souvent ce souvenir particulier du Gefilte Fish que les Mammas bruxelloises avaient spécialement préparé pour lui.

Un ardent défenseur de la bande dessinée.

Car jamais il n’a hésité à traverser l’Atlantique pour venir porter les couleurs de la BD internationale. Membre de l’Académie des Grands Prix d’Angoulême depuis 1975, il avait souvent procédé à l’élection de ses pairs et la considération que lui portaient ses collègues du monde entier venait non seulement de l’admiration qu’ils portaient à son travail mais aussi -fait rare- à ses qualités humaines et son ardeur à promouvoir des artistes beaucoup plus jeunes que lui.

Beaucoup d’entre nous perdent un ami.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : Will Eisner au Raptus Bergen Festival (Norvège). DR

Illustration : Extrait du "Pacte avec Dieu". (C) DC Comics/Delcourt pour l’édition française.

 
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3 Messages :
  • L’année commence mal !
    Même si décéder à 87 ans est " normal" , créer encore à cet age était exceptionnel !
    comme Kurosawa, créateur ultime lui aussi, surnommé l’empereur dans son pays, Willl eisner est et restera l’empereur de la BD, et le fondateur du grafic novel.

    For ever Will ....

    Effer

    Répondre à ce message

    • Répondu le 9 janvier 2005 à  18:20 :

      Mon nom est Bertrand Dugas et je suis un illustrateur infographiste de Québec.

      Avec Spirit, Will Eisner est le premier créateur du concept anti-héros en bd à une époque ou les héros bouffaient du plomb, courraient plus vite que des trains, n’avaient peur de rien et surtout ne baisaient jamais.

      Ses introductions théâtrales et son jeu typographique sont des classiques et en firent un des grands innovateur et maître de la BD.

      Bien qu’il considérait la bd comme un compromis entre ses frustrations d’écrivains et ses frustrations de peintre il a su exceller en fusionnant ses carences dans une oeuvre dont le coup de pinceau semi-réaliste a influencé plusieurs générations.

      J’ai été très influencé par son cheminement et son oeuvre.

      Mon concept de bd Brian Toffu (www.bdugas.com), est quelque peu inspiré de l’anti-héros gaffeur qu’est Spirit.

      Reposes toi bien Will et merci pour tout,
      Bertrand Dugas

      Voir en ligne : Bertrand Dugas

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      • Répondu le 16 janvier 2005 à  00:36 :

        Je viens juste d’apprendre la mort d’Eisner, par votre article dans ActuBD.

        Je me serais bien passé de cette nouvelle.
        Je lisais encore le Spirit cet aprés midi, et je me disais que depuis la mort de Kirby, Eisner restait le seul auteur important de cette generation.
        il y a eu un aprés Eisner, comme un aprés kirby .

        Certains auteurs vous distraient, d’autres marquent votre vie.
        Eisner aura marqué la mienne.

        "L’histoire de Gerhard Shnobble" ou "Un Bail avec dieu " me sont necesaires, je les relis souvent.

        Je crois pouvoir dire qu’ Eisner m’a aidé à devenir plus humain.

        Henri Armagnat

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